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Irak : la guerre civile a commencé

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Irak : la guerre civile a commencé

Bagdad qui se vide de ses habitants, une industrie florissante de l'enlèvement, des massacres impitoyables entre chiites et sunnites, c'est la guerre civile dans un pays surarmé.

Olivier Weber (avec Feurat Alani à Bagdad)

Leurs verts étendards semblent uniformes. Il n'en est rien. Derrière les bannières des islamistes d'Irak se cachent une multitude d'organisations, de groupes d'insurgés plongés dans la surenchère, voire dans la vendetta. La résistance a changé de nature. Aux côtés des islamistes combattent désormais de nombreux « laïques ». A tel point que Bagdad n'a jamais connu un tel chaos. Constat d'un humanitaire étranger qui rentre d'Irak : « C'est l'anarchie totale. La police et l'armée irakienne sont infiltrées à tous les niveaux. La guerre civile a vraiment commencé. »

Depuis l'attentat du 22 février contre la mosquée de Samarra, au nord de Bagdad, les chiites - qui forment 60 % des 26 millions d'Irakiens - et les sunnites - 20 % - s'affrontent sans merci dans la capitale et les villes de province. 50 000 Bagdadiens ont préféré fuir la ville (voir encadré). « Dans les quartiers de Bagdad se joue une véritable purification religieuse, dit Ali, du quartier de Mansour. A Karada, il n'y a plus de sunnites. Adhamiya a été uniformisée. Elle est désormais à 100 % sunnite ou presque. Et à Kadamya ne se croisent plus que des chiites. »

Dans ce décor apocalyptique, la violence s'amplifie. La peur est omniprésente. La crainte d'un enlèvement est constante. « Le prix d'un étranger peut atteindre 5 millions de dollars, 10 millions pour un Américain », estime Kasra Mofarah, coordinateur de l'organisation humanitaire NCCI, basé à Amman, en Jordanie, et qui rentre d'un séjour dans l'ancienne Mésopotamie. Divers groupes mafieux et islamistes sillonnent Bagdad à la recherche d'otages potentiels et rémunèrent à la commission des informateurs, policiers, employés d'hôtel, chauffeurs de taxi.

Les plus recherchés : Allemands, Français, Japonais et Italiens, « car les Irakiens savent que les gouvernements de ces gens-là paient », dit un résident de Bagdad. Mais la majorité des enlèvements concernent les Irakiens. « Pour 500 dollars, on peut avoir un contrat sur un voisin, un ennemi, quelqu'un qui vous fait de l'ombre professionnellement, ou même pour un différend familial ! » ajoute Kasra Mofarah. C'est le règne de la délation. Conséquence : les Bagdadiens ne font plus confiance à personne. « Même à nos amis », souffle Ali, un technicien sunnite de Dora. « On évite d'embaucher de nouveaux employés, et les anciens ont peur que leurs épouses en disent trop », dit un membre du comité de coordination humanitaire en Irak, dont le voisin a rehaussé le mur de son jardin de 4 mètres.

Un chaos voulu par les milices islamistes sunnites. Et par l'un des chefs de la guérilla, le Jordanien Abou Moussab al-Zarkaoui, en perte de vitesse depuis quelques mois. Ses exactions et les décapitations menées par ses sbires ont été condamnées par les autres groupes armés. Du coup, pour garder sa prééminence, il a poussé à la guerre civile entre sunnites et chiites. « C'est l'engrenage : des deux côtés, les milices ont pu se procurer les noms des habitants bénéficiant de cartes de rationnement et écument les quartiers à la recherche des citoyens de la partie adverse, déplore Kasra Mofarah. N'en pouvant plus des coups et des tortures, les familles chiites partent. » Et les sunnites resserrent les rangs derrière Zarkaoui.

Selon l'ONG anglo-américaine Iraq Body Count, le bilan de la guerre depuis le déclenchement des opérations en mars 2003 est énorme : entre 38 000 et 42 000 civils tués, avec une augmentation brutale depuis six mois. Soit 31 morts par jour en avril, contre 20 par mois en moyenne la première année de l'intervention. « Chaque heure, trois hommes meurent à Bassora », avance Omar, ancien général de l'armée de Saddam Hussein et désormais interprète pour une compagnie étrangère basée à Bagdad.

Un climat idéal pour recruter. Mené par Zarkaoui, le groupe islamiste Tawhid al-Djihad - Unification et Guerre sainte - « embauche » à tour de bras, surtout des jeunes de 16 à 30 ans, issus de trois tribus, les Abou Issa, Abou Fahed et Abou Sode, notamment pour la brigade de Khaled ibn al-Walid. Le groupe de combattants dispose même d'un... « département de l'information ». Cassettes vidéo, DVD et autres oeuvres de propagande - distribuées gratuitement à la sortie des mosquées et circulant sous le manteau - servent à convaincre les futurs djihadistes du bien-fondé de la guerre. Un département qui utilise beaucoup le Net, avec des relais à Bagdad, Fallouja, Ramadi et Baquba. Le recrutement s'effectue aussi par le bouche-à-oreille, notamment dans les mosquées de Bagdad. Et parmi les familles des victimes de la guerre civile, qui crient revanche, comme si le conflit se reproduisait de lui-même...

Le retrait des Américains en ligne de mire. La solde des djihadistes sunnites, obligés de faire leurs preuves avant le recrutement par la pose d'une mine artisanale ou l'attaque d'un convoi américain ? 600 dollars mensuels pour les combattants ; entre 1 000 et 2 000 dollars pour ceux qui filment une opération ; et 200 dollars pour les chauffeurs. Les ressources des groupes islamistes semblent sans limites : tributs récoltés lors de la chute de Saddam, notamment par le pillage des banques ; rançons demandées aux familles des otages ; royalties du trafic de drogue (opium, haschisch, héroïne, en provenance d'Iran et réacheminés vers la Turquie, la Syrie et la Jordanie)... De quoi entretenir de petits bataillons et convaincre la population de coopérer. Lorsque les chauffeurs de camions traversent la province d'Al-Anbar, ils disposent désormais d'un laissez-passer délivré par la guérilla. Et s'acquittent d'une « cotisation », avec la garantie de ne pas être attaqués en chemin.

Les groupes armés veulent semer la terreur à tout prix. Contre les troupes de la coalition alliée, bien sûr (150 000 hommes), mais aussi contre les autres groupes, sans oublier les rivalités entre bandes mafieuses et les surenchères entre tribus. A tel point que, lors d'un violent accrochage, début mai, entre chiites et sunnites dans le quartier d'Adhamiya, à Bagdad, seuls les Américains, un comble, ont été autorisés par les seconds à pénétrer dans la zone de combats. Il est vrai que la stratégie de la Mouqawama (la Résistance) vise davantage les forces irakiennes et les fonctionnaires du nouveau gouvernement du chiite Nouri al-Maliki, intronisé le 20 mai, que les Américains. Tant les chefs de l'insurrection sont convaincus d'un retrait prochain des forces de la coalition.

Les réseaux de Saddam. Cette stratégie du chaos profite largement aux partisans de Saddam Hussein et aux anciens du parti Baas (300 000 personnes au bas mot). Les ex-membres des services secrets, les moukhabarat, augmentent ainsi la pression dans le triangle sunnite. Ancien responsable du parti Baas, Hani a été arrêté alors qu'il distribuait des fonds aux membres de l'Armée de Mohammad. Un autre officier des moukhabarat, Jaber, détenait chez lui 800 000 dollars en espèces. Des arrestations qui n'empêchent en rien la relève. A Ramadi, c'est un commerçant, Abou Jeyed, qui a été nommé chef de la résistance. La population, elle, le protège.

Car la guérilla islamo-politique tente d'évoluer au sein de la communauté sunnite comme un poisson dans l'eau. Une stratégie facilitée par l'interpénétration des réseaux islamistes et ceux des anciens des services secrets de Saddam, puissants et structurés. « A Fallouja, un ancien officier de l'armée du raïs passé dans l'Armée de Mohammad avec le grade de lieutenant a été finalement arrêté, raconte un ancien ministre. Sa tâche consistait simplement à repérer des cibles. Il n'avait rien de religieux. » Fils d'un professeur d'université, Hassan a pu séjourner dans les environs de Fallouja. Son récit est impressionnant : les sections d'assaut des groupes insurgés, dont certains sont des groupuscules locaux, fonctionnent en quasi-autarcie. Des équipes très mobiles de 25 à 30 personnes, avec commandos de première ligne, porteurs de munitions, un cuisinier, un logisticien, un chef de groupe disposant de sommes en liquide conséquentes. Quelques combattants étrangers les accompagnent.

Même s'ils ne représentent guère plus de 5 % des effectifs de la guérilla, estimée à plusieurs dizaines de milliers d'hommes, les combattants étrangers figurent parmi les plus endurcis. Des candidats idéaux pour les attentats-suicides. Une nouvelle filière a été ainsi récemment testée : escale au Yémen avant de parvenir en Arabie saoudite, puis passage en Irak. Parmi les nouveaux internationalistes : des Algériens, Tunisiens, Palestiniens, Yéménites, Libyens, Saoudiens, et même quelques Russes convertis à l'islam.

Les armes, elles, ne manquent pas. Elles proviennent des stocks irakiens de Saddam - 8 millions de kalachnikovs au moins circulent dans le pays. Des explosifs, notamment du TNT, sont transférés de ville en ville, au gré des besoins, et servent à fabriquer des roadside bombs. Hantise des soldats américains et irakiens, ces bombes artisanales sont déposées sur le bas-côté de la route, cachées bien souvent dans les tas d'ordures, et déclenchées à distance à l'aide d'un téléphone portable ou d'une télécommande de télévision. « Désormais, on voit des armes neuves à Bagdad : AK47, mortiers, lance-roquettes », constate Kasra Mofarah. « Ces nouveaux stocks viennent d'Iran », assure Omar, l'ancien général de l'armée de Saddam. Téhéran a certes intérêt à mettre de l'huile sur le feu et déstabiliser le Grand Satan américain. Dans le Sud, mais aussi dans le Nord, via la frontière iranienne, affluent agents, munitions, armes... et faux dinars, imprimés à foison. « La milice chiite irakienne Al-Badr, financée par l'Iran, cible ainsi les intellectuels, les professeurs, les médecins et les ingénieurs », continue l'ancien officier de Saddam.

« L'Irak est au bord du précipice. Les groupes d'insurgés et les communautés se sont lancés dans un cycle de vengeance et de protection de leur clientèle, une double dynamique qui mène le pays au désastre, avertit Robert Malley, directeur pour le Moyen-Orient de l'International Crisis Group, organisation de prévention des conflits basée à Washington. La question est de savoir comment éviter que la vraie guerre civile ne survienne. » Pour nombre d'Irakiens, elle bat déjà son plein



02/06/2006
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