Pour une déclaration européenne des droits du serf
COMMENTAIRES
De l'ironie très bien ficelé, et ça fait mal
Pour une déclaration européenne des droits du serf
http://www.liberation.fr/societe/0101632224-pour-une-declaration-europeenne-des-droits-du-serf
Monsieur le président de la Commission européenne, en ma qualité de directeur général de la direction générale à l’Imagination politique, je vous avais déjà écrit au lendemain des fiascos référendaires sur la Constitution européenne, vous suggérant de remplacer l’Europe impossible des Etats-nations par une Europe bien plus réaliste des professions : une Europe dont tous les fonctionnaires seraient français, tous les ingénieurs allemands, tous les architectes italiens, tous les routiers hollandais, tous les transporteurs aériens baltes, ainsi de suite (1).
Vous auriez donné suite à ma proposition que la catastrophe aérienne qui a coûté la vie au président polonais aurait pu être évitée. Le pilote de l’avion transportant ce dernier n’était en effet pas balte, comme je le conseillais, mais polonais. Or les Polonais, qui font de très bons fermiers (et d’excellents plombiers !), sont de piètres transporteurs aériens. Ils sont bien trop téméraires pour cela, voyez-vous, trop casse-cou en fait, comme l’atteste la fougue de leurs pilotes de chasse durant la bataille d’Angleterre.
Mais enfin, ce qui est fait est fait. Comme disent les Anglais, nous n’allons pas pleurer sur le lait versé, fût-il polonais. Nullement découragé que ma première proposition ait été trop vite enterrée, je reprends donc ma plume afin de vous en soumettre une autre, susceptible de nous permettre de résoudre une fois pour toutes les nombreux problèmes sociaux auxquels nous nous trouvons confrontés. En l’occurrence, afin de mettre fin, en un tour de main, à la tragédie du chômage, au drame des sans-abri, à l’avancée de la précarité et de la pauvreté, et empêcher aussi l’effondrement de nos régimes de retraite et de santé, je vous propose de réintroduire le servage qui avait disparu du continent européen au moment où la société industrielle et la mécanisation agricole s’y imposaient. Son abolition avait alors été saluée par les esprits éclairés comme une immense avancée pour l’humanité. Pourtant, aujourd’hui, force est de constater que, loin de faire des serfs européens de véritables citoyens et les égaux des gens aux grands moyens, leur émancipation n’aura servi qu’à en faire des salariés exploitables puis jetables à souhait, des biens meubles qu’on déplace à volonté, des machines-outils qu’on balance par-dessus bord aussitôt qu’elles sont usées, ou dès lors qu’on n’en a plus l’utilité.
Ce qui me fait dire que les travailleurs européens n’ont plus rien à perdre à redevenir des serfs. Ils auraient même beaucoup à y gagner. Car, sous le régime féodal, le serf jouissait d’une véritable personnalité juridique, n’étant pas considéré comme une chose, un bien meuble, mais comme vraie personne. Contrairement à ce que l’on croit, il n’appartenait d’ailleurs pas à son seigneur, mais à la terre qu’il travaillait et sur laquelle il vivait. Son ancrage dans la terre était en outre reconnu par la loi, et son seigneur ne pouvait ni vendre la terre sans lui, ni le vendre sans la terre. D’un mot, sous le régime du servage, les travailleurs et leurs moyens de production ne faisaient qu’un. Ce qui, vous en conviendrez, n’est plus le cas de nos jours où l’on voit les entreprises fusionner et disparaître au gré des spéculations boursières et sans égard aucun pour ceux qui y travaillent et qui sont laissés pour compte une fois les comptes financiers faits.
La réintroduction du servage au sein de l’Union s’accompagnera bien entendu d’une déclaration européenne des droits du serf, laquelle reprendra tout en les améliorant les dispositions générales qui régissaient jadis ce régime social. Aux termes de cette déclaration, le nouveau serf européen, contrairement à l’ouvrier ou à l’employé d’aujourd’hui qui reste à la merci d’un simple préavis, sera considéré comme appartenant à part entière à son lieu de travail et ne fera plus qu’un avec lui. De ce fait, une entreprise européenne ne saurait plus être cédée sans que le nouveau serf européen qui y travaillerait le soit avec elle, comme faisant partie intégrante d’elle. Cette mesure, vous l’aurez deviné, aura pour effet d’interdire les fermetures intempestives d’usines et d’exploitations agricoles, d’empêcher la délocalisation au loin, dans des pays aux lois aussi élastiques qu’exotiques, des unités de production et des sociétés de services, et de rendre impossible le renvoi pur et simple des ouvriers et des employés pour cause de «mauvaise année».
Cette même mesure aura pour autre avantage de mettre les régimes actuels de retraite et de santé à la charge des propriétaires. En leur qualité de nouveaux seigneurs européens, ces derniers auront en effet pour obligation de protéger leurs serfs, non seulement contre l’ennemi, mais aussi contre les maladies et les épidémies (nul doute, d’ailleurs, que, gérant alors leurs propres deniers plutôt que ceux des contribuables-corvéables, ils s’y prendront mieux que ne l’auront fait nos gouvernements avec la grippe A).
Aux bien-pensants qui s’indigneraient qu’on veuille asservir à nouveau des hommes libres, je rappellerai que lorsque le grand Tolstoï, dans son arrogante magnanimité, décida en 1855 d’affranchir ses serfs et de leur donner la terre, ces derniers refusèrent. Ce qui affligea considérablement le grand homme. Pourtant, au vu de ce qui se passe depuis, il faut bien se dire que, tout génie qu’il eut été, Tolstoï avait eu moins de bon sens que ses serfs. Eux avaient deviné que cette liberté, on ne la leur octroyait que parce que jamais ils n’auraient les moyens d’en user, et que cette terre, on ne la leur donnait que pour mieux les en expulser. Intuitivement, ces braves gens avaient su tout ce qui se passerait quand les rapports capitalistes auraient remplacé les rapports féodaux dans la société.
L’avenir leur aura d’ailleurs donné raison puisqu’aujourd’hui, tout libres qu’ils sont en théorie, les plus démunis n’ont souvent plus d’autre bien en leur nom que leur poste de télé, et plus d’autre liberté que celle d’y regarder en images tout ce dont ils sont privés. Et quand, frustrés, l’envie les prend d’ouvrir leur gueule pour protester, on leur conseille gentiment de la fermer, et d’économiser leur salive : de l’économiser pour en user, justement, devant leur télé.
En espérant, monsieur le Président, que, cette fois, ma proposition soit acceptée et que je puisse, dans un proche avenir, vous appeler monseigneur, je vous prie d’agréer mes salutations déjà serviles, mais toujours distinguées.
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