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Edgard Pisani : « Nous ne pensons pas le monde que nous fabriquons »


Edgard Pisani : « Nous ne pensons pas le monde que nous fabriquons »

http://www.lesechos.fr/journal20090826/lec1_grands_temoins/020111502664.htm
 

L'ancien ministre de l'Agriculture du général de Gaulle s'est vu conforté dans le pessimisme que lui inspire la marche du monde par la crise financière. Mais il est tout aussi inquiet, sinon plus, de la montée du risque écologique, de l'impuissance européenne ou de la dégradation de nos systèmes éducatifs.


Que vous a inspiré la crise financière ?
Un sentiment de fatalité ou de surprise ?

Je n'y connais rien en finance. Je n'ai jamais investi un centime en Bourse. Mais la crise montre une fois de plus que l'argent qui a pris le pouvoir vient de nulle part. La finance est devenue anonyme, même pour les sociétés. Elle s'investit là où existe le meilleur rendement, sans notion de fidélité, ce qui, forcément, engendre le désordre. Ainsi, une crise d'importance moyenne peut se répercuter à l'infini. Surtout quand les Etats sont eux-mêmes endettés. Les Etats-Unis auraient 1.000 milliards de dollars de déficit ! Que signifie une telle somme ? Rien. Sinon que les Etats n'ont plus la force de rétablir les équilibres. Ils ont fait des efforts de concertation méritoires, mais les entreprises jouent-elles le jeu ? En cas de reprise, elles n'embaucheront pas autant qu'elles ont licencié.

Personnellement, j'ai toujours géré les budgets qu'on m'a confiés, à la tête d'une commune, d'un ministère ou de toute institution, en ne dépensant pas davantage que ce dont je disposais. Une fois dans ma vie, mes dépenses ont dépassé mes revenus de 1.000 euros pendant un mois, et la banque dont j'étais client depuis dix-sept ans m'a aussitôt menacé ! Vous savez, je me contente de peu. Un toit et un verre de vin rouge par jour me suffisent. Le seul sujet à propos duquel on me prête encore des connaissances, est l'agriculture. Et c'est un hasard.

Un hasard ?

J'ai été nommé ministre de l'Agriculture en 1961 après un discours au Sénat où j'expliquais que, n'y connaissant rien, je pouvais dire le sentiment de la majorité du pays, qui était dans mon cas. Me recevant pour m'adouber, le général de Gaulle m'a mis en garde : « N'oubliez pas, Monsieur, que vous n'êtes pas le ministre des agriculteurs, mais le ministre de l'Agriculture de la France. » Pour lui, la construction de l'Europe n'aurait pas été imaginable si l'Allemagne en avait été le leader. Elle l'était dans le domaine industriel, il fallait donc assurer à la France le leadership agricole.

Vous avez négocié la politique agricole commune (PAC). Referiez-vous les mêmes choix aujourd'hui ?

Quand nous avons créé la politique agricole commune, c'était le meilleur compromis possible, même s‘il ne me satisfaisait pas. Dès 1973, j'ai dit qu'il fallait abolir la PAC pour la réinventer, notamment en passant d'une aide à la production à une aide au producteur. En 2009, je n'ai pas changé d'avis. On a rafistolé, amendé, mais cela ne fonctionne toujours pas. D'autant que tout a été bouleversé : quatre cinquièmes des exploitations agricoles ont disparu, de 15 à 20 % du territoire consacré à l'agriculture aussi. Les revenus ont beau être subventionnés, ils baissent quand la valeur de la production « départ ferme » ne représente pas 25 % du prix des produits vendus chez les détaillants. Toute la question agricole doit être repensée.

Un milliard d'hommes souffrent de la faim, vient de rappeler la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), la terre
est-elle capable de tous nous nourrir ?

Je suis très pessimiste. Chaque année, les terres cultivables diminuent sous la pression foncière de la croissance urbaine. L'eau, dont 70 % sont destinés à l'irrigation, se raréfie au moment où les besoins explosent. L'agriculture est un grand consommateur d'énergie, or le prix de l'énergie va augmenter. Et la population aussi. De 3 milliards de personnes dans les trente ans à venir ! Comment, avec toutes ces contraintes nouvelles, voulez-vous qu'on arrive à un équilibre quand on n'y est pas parvenu actuellement ?

Mon rêve, voyez-vous, serait qu'un jour, le monde décide de faire une étude réelle du destin qu'il se prépare, en étudiant chaque facteur déterminant : démographie, santé, allongement de la durée de vie, explosion du budget social, disponibilité en eau, en énergie, en terres et en travail, dégradation des équilibres climatiques. Afin de chercher la meilleure route à suivre et les précautions à prendre. Le monde d'aujourd'hui me paraît malheureusement incapable de penser celui qu'il fabrique pour demain.

Constatant qu'il meurt davantage d'hommes à cause de la faim que de la guerre, j'ai suggéré de créer un Conseil de sécurité alimentaire. Nous avons bien un Conseil de sécurité militaire. Je ne suis même pas sûr que, par sa rigidité libérale, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne prenne pas le risque d'aggraver la pénurie alimentaire actuelle.

Faut-il conclure le Doha Round, comme le répètent les dirigeants mondiaux ?

Si l'OMC s'entête à vouloir édifier les mêmes règles commerciales pour les produits industriels et les aliments, denrées périssables, elle finira par se décrédibiliser complètement. Le libre commerce est incapable de satisfaire les besoins agricoles complexes du monde. L'insistance avec laquelle les Etats répètent qu'il faut clore les négociations commerciales du cycle de Doha n'a aucun sens. Surtout quand l'Union européenne, seule région du monde qui pratique le libre-échange des produits agricoles et dont les subventions à l'agriculture sont inférieures à celles distribuées aux Etats-Unis, est la cible privilégiée des critiques de l'OMC. La planète a besoin de toutes les agricultures du monde pour se nourrir. La seule issue est d'organiser différents espaces de libre-échange, obligeant les Etats à une certaine solidarité, tout en leur permettant de se protéger d'une mise en concurrence dangereuse sur leur nourriture de base, comme l'a fait l'Europe.

Mais les pays en développement veulent exporter leurs denrées agricoles…

Fort bien. Mais ce à quoi j'assiste aujourd'hui, c'est encore malheureusement à l'organisation d'un nouveau pillage à grande échelle de l'Afrique. Trois millions d'hectares de terres ont été achetés ou loués à long terme pour produire des agrocarburants dans des pays où les gens ne mangent pas à leur faim.

Pour nourrir le monde, croyez-vous aux organismes génétiquement modifiés ?

Si on me prouve que les OGM sont sans incidences sur l'environnement, je les soutiendrai. Mais, jusqu'à présent, la preuve de leur innocuité n'a pas été faite.

Crise économique, écologique, alimentaire, laquelle vous inquiète le plus ?

Ce qui me fait peur, c'est le bouquet ! Toutefois, fonder un parti politique sur la seule question environnementale me paraît une aberration. Deux choses gouvernent encore le monde, que je sache : le marché et la société. Je me réjouis du succès de la thématique d'Europe Ecologie, mais ne parviens pas à penser qu'elle suffit à fonder la bonne gouvernance du monde.

Vous qui avez longtemps travaillé à Bruxelles, la campagne pour les élections européennes vous a-t-elle intéressé ?

Nulle, zéro, personne n'a parlé d'Europe, à part… de Villiers, pour la combattre.

Et votre famille, le Parti socialiste ?

Je suis navré, atterré. Je ne m'y intéresse plus. Je m'y intéresserais s'il savait ce qu'il nous propose. Les querelles qui le divisent le rendent incapable de fonder un projet. Je me sens socialiste solitaire. Je ne dois pas être le seul.

Et l'Union européenne ?

L'Union européenne n'existe plus. C'est un appareil, rien de plus. Une Union européenne construite sur des seules valeurs de marché ne peut survivre longtemps. Actuellement, je vois agoniser l'Union que j'ai vu naître. Quand on a créé l'Europe, c'était quand même avec l'espoir d'équilibrer la puissance américaine. Jacques Delors a parfaitement résumé ce qu'aurait dû être cette organisation, en plaidant pour une « confédération d'Etats-nations ». Chacun gardait la maîtrise, mais on confiait à l'Union européenne le domaine militaire et la diplomatie. Je rêve d'une armée européenne, mais d'une armée de paix, sans armes atomiques !

Mais à quoi bon rêver : l'Union est un ensemble dénaturé de pays trop nombreux et trop différents. Comment plaider pour l'entrée de la Turquie, qui, sans être européen, serait le pays le plus peuplé de l'Union ? Il aurait logiquement l'envie de la présider à son tour. Peut-on croire que 25 Etats chrétiens voteraient pour la Turquie musulmane ? Et s'ils ne le faisaient pas, la frustration des Turcs pourrait créer de redoutables problèmes. Tout ceci est absurde. On a le droit de répondre non à des Etats qui veulent entrer dans l'Union.

Mais vous avez aussi critiqué l'Union pour la Méditerranée, pourquoi ?

Parce que Nicolas Sarkozy a pris là une initiative sans lendemain. Une Union pour la Méditerranée, il faut réfléchir à ce que cela signifie. Concerne-t-elle toute l'Union européenne ou seulement les Etats riverains ? Créer un conseil de la concertation entre le Nord et le Sud de la Méditerranée aurait été intéressant, pour laisser les Etats établir leurs priorités programme par programme, projet par projet sur des bases concrètes.

Quels sont vos projets ?

Chaque année, je donne environ 25 conférences. Essentiellement sur l'agriculture. On m'a invité à prononcer le discours d'ouverture de la prochaine session d'une école d'agronomie sur le thème de la jeunesse. Que vais-je leur dire ? Cette année, la grève des professeurs et des étudiants a été le spectacle le plus laid auquel j'ai jamais assisté.

A cet égard, vous le savez, j'aurais souhaité être ministre de l'Education, mais François Mitterrand a nommé Jean-Pierre Chevènement, qui n'a rien trouvé de mieux que de donner le bac à presque tous les lycéens, dévalorisant ce diplôme. Enfin, je continue à travailler sur le problème et prépare un livre : « Education, d'abord. Formation, toujours ! » Ce qui m'amène à des rencontres et débats. Lors d'une réunion, alors que j'employais le mot éducation, j'ai été interpellé par un enseignant sur le thème : « Notre métier n'est pas d'éduquer mais d'instruire. » Aussitôt, mon sang n'a fait qu'un tour et je lui ai rappelé la circulaire de Jean Jaurès : « Vous enseignez moins ce que vous savez que vous n'enseignez ce que vous êtes. » L'incapacité, depuis cinquante ans, à repenser l'école me révolte et je réfléchis donc à un système de réforme progressive, continue, d'une « école vivante ». Quant à l'enseignement supérieur, sa situation est catastrophique, puisqu'on a vidé de leur substance les universités au profit des grandes écoles, et on l'a vidé de la recherche avec la création du CNRS. C'est pourquoi l'université ne fonctionne plus en plénitude. Elle sauve sa mise sur à peine deux matières : la médecine et le droit. Quel gâchis !

Etes-vous de temps en temps optimiste ?

Non, l'optimisme est une attitude fondée sur l'illusion. Je suis un pessimiste actif. Il ne faut pas essayer de croire que les choses « vont s'arranger ». Il faut réfléchir, inventer, retrousser ses manches et vouloir que « ça réussisse ». Et « ça marche ».




26/08/2009
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