"L'Europe connaît une dérive grave sur le plan démocratique"
COMMENTAIRES
Arrogance occidentale à penser que le modèle démocratique occidental et les valeurs sont bonnes pour le monde entier, telles quelles et au contraire nécessité de l'emergence démocratique au sein de chaque paysStagnation Européenne qui ne sait plus proposer un modèle et s'est alignée sur un neo conservatisme et ultra liberalisme mou - et qui ne dit pas son nom, d'ou un grave déficit democratique (avec un referencum en France qui dit "non" et un parlement qui dit oui).
"L'Europe connaît une dérive grave sur le plan démocratique"
http://www.lemonde.fr/europe/chat/2009/06/24/quel-est-l-etat-de-sante-de-la-democratie-dans-le-monde_1210908_3214.htmlDans un chat au Monde.fr, le chercheur Bertrand Badie est revenu sur l'état de la démocratie dans le monde. Il souligne qu'elle connaît des difficultés en Europe, alors qu'en Iran ou en Chine, les comportements sociaux et le désir de débat public venant de la population la fait renaître sous de nouvelles formes.
Lux: Bonjour, quel est pour vous le sens du mot "démocratie" ? Comment définir un régime démocratique ?
Bertrand Badie :
La question n'est pas si simple, car le concept a fortement évolué,
aboutissant aujourd'hui à une pluralité de sens et à un débat qui est
loin d'être clos. Pour les classiques, la démocratie était une
catégorie philosophique ; elle désignait le gouvernement du peuple,
directement exercé par le peuple. Après une lente évolution, la
démocratie est devenue dans le contexte du XIXe siècle une technique de
gouvernement, pour désigner un ensemble de procédures sur lesquelles
les analystes ne s'accordent pas toujours.
En fait, on admet
dans l'histoire occidentale que la démocratie s'est peu à peu confondue
avec le gouvernement représentatif. Une représentation est tenue pour
démocratique lorsque le choix des représentants s'effectue librement,
sur la base d'une réelle compétition entre prétendants au pouvoir, et
dans un contexte de débat public intense et rigoureusement libre. Plus
tard, la notion de démocratie s'est élargie à des droits liés à la
société industrielle, et en particulier les droits économiques et
sociaux.
On comprend ainsi que le concept de démocratie
suscite une certaine ambiguïté : les représentants ne sont-ils pas de
nouveaux aristocrates, certes désignés, mais en réalité rapidement
indépendants du corps électoral qui les a désignés ? Les procédures de
désignation ne sombrent-elles pas dans le formalisme jusqu'à réduire la
liberté de l'électeur, à travers notamment la restriction des choix et
la limitation de "l'offre politique" ? Le contrôle social, c'est-à-dire
cette forme de pouvoir structurel et invisible, ne vient-il pas
orchestrer le tout en confisquant une part essentielle de la liberté du
citoyen ? Ajoutons à cela l'effet du contexte international : les Etats
les plus faibles et les plus dépendants peuvent-ils véritablement se
soumettre au jeu de la démocratie ?
Florian : Avec la
mondialisation nous observons une montée des acteurs régionaux et
transnationaux qui viennent réduire la marge de manœuvre des Etats.
L'avenir de la démocratie n'est-il pas régional et non à l'échelle de
l'Etat souverain ?
Bertrand Badie :
Vous avez raison d'insister sur la dimension régionale de la
démocratie. Ce paramètre est en réalité double. D'une part, la
démocratie appartient à une histoire et à une culture. A ce titre, elle
est dans sa forme et dans son fond distincte d'une région à l'autre du
monde. Déjà en son temps, Tocqueville observait les traits
caractéristiques de la démocratie américaine pour les distinguer de
ceux de la démocratie européenne. On imagine facilement que si la
démocratie se construit de manière effective en Afrique ou en Asie,
elle ne pourra avoir qu'une configuration culturellement distincte de
ce que nous connaissons en Europe.
Mais il y a plus : les
régions ont une histoire économique et sociale, elles ont aussi un fort
degré d'interdépendance qui unit entre eux les Etats concernés. On ne
peut envisager la construction d'une démocratie isolée au milieu de
régimes autoritaires. D'où l'importance des institutions régionales
pour assurer un progrès de la démocratie dans des ensembles
géographiques vastes et plus ou moins homogènes : le rôle de la
construction européenne a été de ce point de vue fondamental.
Au-delà
du régional, il faut insister sur la dimension transnationale de la
mondialisation. Celle-ci pèse sur la démocratie d'une double façon.
D'abord, à mesure que se construit une "mondialité", se pose fatalement
la question de la démocratisation de ces espaces mondiaux, de la
participation de tous, faibles et forts, pauvres et riches, aux grandes
décisions globales. C'est un chapitre important des nouvelles relations
internationales qui n'a pratiquement jamais été ouvert depuis 1945,
malgré les revendications des uns et des autres.
Mais, du
coup, tout choix national étant plus ou moins exposé aux pressions et à
l'activisme des acteurs transnationaux, vient partout se poser la
question de la pérennité des délibérations démocratiques nationales.
Les décisions-clés à l'intérieur de chaque Etat-nation restent-elles
encore aujourd'hui soumises aux règles classiques de la démocratie?
Cette question prend une dimension particulièrement aiguë avec la crise
mondiale que nous connaissons, plus rebelle que jamais aux choix
nationaux et aux délibérations nationales. Elle se pose même aux
Etats-Unis, où la superpuissance commence à découvrir qu'elle n'a plus
l'absolue maîtrise de ses choix économiques ou financiers.
Jonathan
: Etes-vous d'accord avec l'idée de Rousseau selon qui une véritable
démocratie (en prenant l'exemple de la ville de Genève) ne peut
qu'exister seulement dans des petits Etats et est inenvisageable dans
des Etats grands comme la France ?
Bertrand Badie :
Oui, mais précisément, Rousseau se référait à une définition classique
de la démocratie qui n'a plus cours aujourd'hui. Si l'on prend la
démocratie comme une catégorie philosophique, la thèse de Rousseau
reste évidemment exacte. Si l'on parle du gouvernement représentatif,
on observe que celui-ci a précisément été conçu pour rendre possible
son application aux vastes espaces et aux grandes communautés
politiques. Se pose alors le problème que je signalai tout à l'heure :
les représentants sont-ils vraiment dépendants des choix du souverain,
ou parviennent-ils, notamment par l'effet des grands espaces, à
s'émanciper de leur contrôle ?
C'est un vieux talon d'Achille
de la démocratie moderne qui explique notamment les crises de
représentation politique qu'on observe dans le monde occidental :
l'affaiblissement de l'offre politique, le décalage croissant entre les
programmes politiques affichés et les mouvements sociaux qui
s'engagent.
Berhouchi Elallaoui
Goulmima : Pourquoi l'aire arabo-musulmane fait-elle l'exception par
rapport à d'autres espaces qui ont connu des tentatives de
démocratisation plus ou moins réussies ? Peut-on dire que l'islam est
incompatible avec les valeurs démocratiques onusiennes ?
Bertrand Badie:
Non, il n'y a aucune exception, et surtout pas culturelle. C'est un
poncif malheureux, ou un effet de propagande, que de vouloir à tout
prix lier islam et autoritarisme. Regardez la carte du monde, et vous
verrez que les régimes autoritaires se retrouvent dans toutes les
cultures : de la Chine d'aujourd'hui à l'Amérique du Sud d'hier, ou
l'Allemagne d'avant-hier... Il n'y a pas de culture élue ni encore
moins de culture maudite... Ce qui est vrai, c'est que le gouvernement
représentatif a été inventé dans le contexte du XIXe siècle européen, donc en liaison étroite avec la culture occidentale, peut-être même la culture chrétienne.
L'idée
même de représentation est une vieille figure du christianisme. La
transformation de l'idéal démocratique en modèle représentatif peut
être à la rigueur tenue pour un moment de l'histoire occidentale et des
cultures qui l'ont constituée. D'autre part, il y a un lien discret et
fragile, mais réel, entre l'état de développement économique et social
et la construction des régimes représentatifs. On comprendra donc que
ceux-ci se soient prioritairement constitués dans les sociétés les plus
développées du Nord.
Quant au monde musulman, il a su
participer à l'élaboration d'institutions démocratiques, comme on a pu
le constater en Turquie et dans plusieurs pays de l'Asie musulmane.
Sans compter qu'il y a dans la philosophie politique d'inspiration
musulmane des références au droit, au débat public et à la
responsabilité citoyenne. Il me paraîtrait plus indiqué d'abord
d'individualiser les situations, qui ne sont pas identiques au Maroc,
en Iran ou en Arabie saoudite, il faudrait prendre en compte le poids
de la dépendance, et il faudrait enfin s'interroger sur les difficultés
de construction d'un Etat, tant il est vrai qu'il ne peut pas y avoir
de démocratie tant qu'il n'y a pas d'Etat construit, efficace et
performant.
David : N'assiste-t-on pas à une dérive
partout dans le monde occidental (sauf en Amérique du Sud), à une
confiscation de la démocratie par les élites intellectuelles pour le
"bien" du peuple ?
Bertrand Badie : Je
crois effectivement que l'Europe connaît une dérive grave sur ce plan,
insuffisamment mise en évidence et débattue. Mais je ne crois pas que
les élites "intellectuelles" y soient pour grand-chose, tant est faible
leur rôle dans la transformation du jeu politique sur le Vieux Continent.
En réalité, l'Europe souffre sévèrement d'un
triple déficit démocratique aujourd'hui. D'abord, en construisant
l'Union européenne, nous n'avons pas été suffisamment attentifs aux
conditions de sa démocratisation. A mesure que progresse l'intégration
européenne, celle-ci tend normalement à déplacer les lieux de décision
de la nation vers le nouvel ensemble régional. Or l'essentiel des
techniques et des comportements démocratiques sont restés collés au
niveau des nations, tandis que l'Union dans son ensemble reste
fortement éloignée des peuples et des débats publics. Les navrantes
élections européennes du mois dernier étaient là pour en témoigner.
Deuxièmement,
l'Europe n'a pas su renouveler son offre politique. Elle s'est enkystée
dans des choix anciens, pérennisés artificiellement par une classe
politique qui a peur de se renouveler et de perdre ainsi ses
privilèges. Les enquêtes d'opinion montrent du coup une faible adhésion
des individus aux programmes partisans, un éloignement croissant de
l'électorat par rapport à des partis tout entiers livrés à des jeux
internes de pouvoir. La perte de crédibilité d'une social-démocratie
peu imaginative, qui s'est en fait rendue au néolibéralisme sans
critique ni imagination, s'observe partout en Europe, de la Scandinavie
au monde méditerranéen.
Enfin, l'Europe a peu à peu perdu son originalité dans le concert de
la mondialisation. Après avoir longtemps résisté, elle s'est alignée
sur une sorte de néoconservatisme "soft", de "bushisme" mou, faisant du
néolibéralisme une pensée unique. Le défaut de débat public est
absolument catastrophique. Plus aucun Etat européen n'est vraiment
confronté à l'heure des élections à de vrais choix gouvernementaux :
l'opinion publique s'en lasse, risque de se détourner des urnes et de
se réfugier dans un populisme qui constitue un vrai poison pour la
démocratie. Voilà où nous en sommes.
John: De
nombreux commentateurs s'inquiètent des dérives institutionnelles en
France. Que pensez-vous de la situation réelle dans notre pays ?
Bertrand Badie :
La France est un cas typique de ce que je viens d'exposer. Elle se
distinguait jadis en Europe par la réalité et la profondeur d'un débat
public vigoureux, où nous avions affaire à un système politique et à
une société fortement clivés. Aujourd'hui, cette situation ne se
retrouve plus : il n'y a plus véritablement de gauche organisée, et les
organisations syndicales, qui pourraient être le relais d'une forme
nouvelle et inédite de contestation, souffrent d'un déficit d'adhésion
qui les empêche de prendre le relais des partis traditionnels. Ce qui
m'inquiète le plus dans la société française d'aujourd'hui, c'est cette
ambiance d'extrême volatilité, qui peut à tout moment déporter
l'électorat vers n'importe quelle formule : d'un écologisme à la mode
jusqu'à un populisme qui pourrait se révéler désastreux.
Dans
tous les cas de figure, on ne trouve aucun effort programmatique
sérieux, aucun renouvellement des schémas de pensée, aucun
renouvellement de la classe politique. Mais la situation telle qu'on
l'observe ici est-elle si différente de ce que l'on trouve en
Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne ? Seuls, peut-être, les
Etats-Unis, contraints de réagir face au radicalisme néoconservateur,
semblent avoir une petite chance de renouveler leur cadre politique.
MVP
: Peut-on penser que certains pays ne sont pas encore "prêts" pour la
démocratie ? H. Védrine répondant à M. Albright, disait que la
démocratie ce n'est pas "du café instantané". Etes-vous d'accord avec
ce raisonnement ?
Bertrand Badie : La
démocratie est chose trop complexe pour se résumer à des formules à
l'emporte-pièce. Il y a peut-être une racine commune à toute forme
possible de démocratie, c'est la construction d'un vrai débat public.
Comme nous l'avons vu, celui-ci s'essouffle sous les coups du
"surdéveloppement". Il n'est plus sûr aujourd'hui que le
"sous-développement" soit son principal obstacle. Au contraire. Ce que
l'on voit progresser, souvent de façon spectaculaire, dans les pays en
même temps les plus jeunes et les moins riches, c'est ce désir de débat
public.
Celui-ci devient ainsi le ferment universel de la démocratisation.
Pour qu'il prenne corps, il n'est pas nécessaire d'attendre qu'on
atteigne la société post-industrielle. Il se construit dans le contexte
d'une communication croissante, d'une éducation qui se renforce, de
souffrances que l'on découvre et que l'on cherche à dépasser. Partout
ce débat public doit être encouragé, partout il est alimenté par
l'esprit de résistance qui est en fait la base première de toutes les
démocraties.
C'est dans cette perspective qu'il convient
d'accueillir la question sur le plan international. Mais ne soyons pas
hypocrites, ne nous donnons pas bonne conscience en délivrant des
oukases de "conditionnalité démocratique" tout en ménageant à la tête
des pays du Sud des régimes clients et souvent corrompus. C'est ce
cercle vicieux du clientélisme et de la dépendance qui brise l'élan
d'un débat public qui naît un peu partout en Afrique et en Asie. Peu de
chose en réalité est concédé par la communauté internationale à ce
débat, qui fait peur. En fait, on aime la démocratie quand elle est
"clean", on en a peur quand elle se construit socialement, dans la
quotidienneté mouvante du développement.
Arturo : Les événements actuels du Honduras préfigurent-ils un changement dans la démocratisation en Amérique latine ?
Bertrand Badie :
Fondamentalement, je ne le pense pas, car cette démocratisation vient
heureusement d'assez loin. D'abord d'une mutation en profondeur des
sociétés concernées. Ensuite d'une transformation de la politique
étrangère des Etats-Unis, qui tiennent la dictature pour un régime
coûteux et inutile dès lors qu'on est sorti de la bipolarité et,
régionalement, de la menace castriste. Rappelez-vous comment, en 1994,
les Etats-Unis avaient réclamé du Conseil de sécurité des Nations unies
un mandat pour rétablir la démocratie en Haïti bousculée alors par un
coup d'Etat militaire. Il faudra suivre attentivement la politique de Barack Obama.
On peut quand même d'ores et déjà noter que jamais l'Organisation des Etats américains (OEA) n'a été aussi loin dans la condamnation d'un coup d'Etat ; personnellement, je ne pense pas que quiconque en Amérique, du Nord ou du Sud, ait intérêt à montrer qu'il est possible de prendre le pouvoir encore aujourd'hui par la force.
Vincent : Un modèle démocratique peut-il être applicable en Chine ? Une certaine forme d'autoritarisme n'est-elle pas obligatoire pour garder la maîtrise d'un si vaste et polymorphe ensemble ?
Bertrand Badie : On connaît de tout petits Etats qui ont eu un destin dictatorial (le Honduras, hélas, pourrait le suggérer), on en connaît de très vastes qui, une fois indépendants, ont toujours connu la démocratie, et ce, des Etats-Unis jusqu'à l'Union indienne. Il est vrai que la Chine tire son exception de son histoire multimillénaire, qui l'attache à une longue tradition impériale, centralisée et autoritaire. Mais ce qui est intéressant aujourd'hui est de voir que l'empire du Milieu doit faire un choix : s'il souhaite entrer dans la mondialisation, il est mécaniquement amené à s'ouvrir au débat public, à l'échange d'informations, à la contestation, à la confrontation d'intérêts. Tout cela, vous le voyez, ne renvoie pas aux institutions, mais tout bonnement aux comportements sociaux.
Ceux-ci vont aller croissant, inévitablement, nécessairement, donnant aux images du comité central d'un parti unique une allure évidemment désuète qui ne tiendra que quelques années. La Chine est déjà au-delà de ces images et est entrée, au niveau des comportements, de plain-pied dans le jeu de la démocratie. Les institutions suivront.
Edward Bernays : La démocratie est-elle renforcée ou diminuée par la multiplication des médias, mais où finalement l'information est un marché partagé entre seulement une dizaine d'acteurs ?
Bertrand Badie : C'est pourquoi je préfère parler de communication plutôt que de médias. Les comportements démocratiques s'alimentent des échanges et des confrontations. Les médias ne sont qu'une toute petite partie de cette masse d'informations en circulation et que les grands intérêts auront de plus en plus de mal à contrôler. L'une des dimensions fondamentales du comportement civique est de savoir déjouer la propagande qui, j'en conviens, prend, surtout dans nos médias télévisés, une dimension insupportable.
John : Les débats citoyens, la généralisation des
référendums, le vote obligatoire et étendu aux questions de gestion
locale, les "boîtes à idées électroniques", etc., ne permettent-ils pas
de rétablir la liberté du citoyen et éviter cette confiscation de la
parole et de la représentation que vous mentionniez ?
Bertrand Badie :
Je reste fidèle à l'idée que la démocratie est affaire de comportements
avant d'être affaire d'institutions. Le vote obligatoire a un parfum de
contradiction. Quant au référendum, il a très vite tourné à la
banalisation du plébiscite. Toutes ces pratiques ne feraient sens que
si le citoyen renouait avec le débat public. Trois conditions sont
nécessaires pour cela.
D'abord un élargissement et une
actualisation de l'offre politique, un effort d'imagination
programmatique. Il était un temps où la prolifération des clubs (dans
les années 1960) avait favorisé en France cette relance programmatique.
Aujourd'hui, les acteurs politiques semblent embastillés dans le statu
quo. La deuxième condition est une meilleure exposition des citoyens à
la communication dont nous parlions tout à l'heure. On ne peut pas
espérer un débat si l'information ne converge pas vers les grandes
questions de société et si le débat à la base ne se trouve pas
revalorisé.
La troisième condition tient à la nécessaire
émancipation de ce "carcan managérial" que nous subissons. On est entré
dans le règne de la technique, du management. Un ministre des finances
se permet de dénoncer à la tribune de l'Assemblée nationale ceux qui
"pensent trop" ; on ne doit plus lire, et on ridiculise ceux qui ont la
naïveté de faire encore leurs humanités. Il faut à tout prix gagner de
l'argent, multiplier les signes extérieurs de richesse, réussir, quels
que soient les moyens : dans cette cacophonie, le débat public n'a plus
sa place et l'esprit démocratique s'assèche. Vous avez raison, c'est
bien sur son lieu d'existence quotidienne que le citoyen réapprendra à
vivre son esprit civique.
Yvonne : Quelle est la
légitimité du modèle démocratique occidental par rapport à d'autres
Etats ? (Iran, Chine, Cuba, Corée du Nord...)
Bertrand Badie :
Vous avez raison : il convient de revoir de manière critique la naïveté
universaliste du modèle occidental de démocratie. Il est hautement
contradictoire de vouloir "imposer" la démocratie à l'autre, surtout
lorsque la violence se fait au bénéfice de son propre modèle politique.
La grande difficulté est que, portés par la mondialisation, les pays du
Sud ont perdu leur propre sens de l'utopie. Celle-là même qui, au long
du XIXe siècle, nous a permis en Europe d'inventer notre modernité.
En
Iran, en Corée du Nord ou ailleurs, les utopies sont soit régressives
(c'est-à-dire inscrites dans une redécouverte paresseuse de son passé),
soit extérieures (c'est-à-dire copiées purement et simplement de
l'imaginaire occidental). Sans un travail de réinvention intérieure,
c'est-à-dire sans l'élaboration d'un vrai contrat social, ces sociétés
ne gagneront pas le stade de la démocratie accomplie. Encore faut-il ne
pas être myope, ni trop simplifier : ce qui s'est passé récemment en
Iran n'aurait jamais été possible s'il n'y avait pas déjà, y compris à
l'intérieur de cette République islamique, les ferments d'un vrai jeu
démocratique et l'amorce d'une vraie compétition.
Il faut
accompagner ce processus d'invention plutôt que de le stigmatiser. Il
faut savoir le remettre entre les mains de ses propres acteurs plutôt
que de le manipuler comme une aubaine diplomatique. La discrétion du
président Obama était de ce point de vue fort bien inspirée et
tellement bien pensée que Mahmoud Ahmadinejad
s'est cru obligé, dans ses déclarations, de faire comme si Obama avait
agi à la manière de Bush. Si l'on croit vraiment en la démocratie, il
faut accepter l'idée que le contrat social ne s'exporte ni ne
s'importe, ne s'impose ni ne s'imite. Il faut laisser les peuples
s'instituer.
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