Dioxine d'Albertville : les ex-ministres devant le juge
Convoquées sur l'affaire de pollution par une usine
d'incinération, Lepage et Voynet ont été entendues. Barnier, lui, a
esquivé.
www.liberation.fr/page.php?Article=350700
par Olivier BERTRAND, QUOTIDIEN : jeudi 12 janvier 2006
Albertville envoyé spécial
Après les préfets, les ministres. Selon nos informations, Michel Barnier, Corinne Lepage et Dominique Voynet, ministres successifs de l'Environnement de 1993 à 2002, étaient convoqués cette semaine par une juge d'instruction d'Albertville. La magistrate enquête sur une pollution de la vallée par les dioxines d'une usine d'incinération. Dominique Voynet, qui a passé plus de deux heures, hier, dans le cabinet de la juge, précise que cette dernière souhaitait les entendre comme témoins. «On ne peut que se réjouir que les responsables disposant d'informations participent à l'établissement des responsabilités dans cette pollution», ajoute l'écologiste, ministre de 1998 à 2002. Corinne Lepage (en poste de 1995 à 1997) a été entendue mardi. Les deux femmes se seraient montrées coopératives, estimant n'avoir rien à se reprocher dans ce dossier. En revanche, Michel Barnier (ministre de 1993 à 1995) était convoqué lundi, mais il n'a pas daigné se rendre chez la juge.
La magistrate cherche à comprendre comment l'administration a pu laisser fonctionner une installation classée alors que tout le monde la savait hors normes et polluante. L'usine de Gilly-sur-Isère, aux portes d'Albertville, avait été construite en 1984, époque où la législation était encore très tolérante. Puis un arrêté ministériel a fixé un cadre plus contraignant en janvier 1991, tout en donnant aux exploitants un calendrier pour se mettre aux normes, avec des étapes en 1992, en 1995 et en 2000. Le syndicat intercommunal qui exploite l'usine n'a respecté aucune de ces étapes et s'est de plus en plus éloigné des normes.
A partir de 1992 par exemple, il fallait séparer cendres fines et mâchefers (substances solides restant après combustion), et ces mâchefers devaient être stockés sur une aire étanche pour recueillir le jus d'écoulement. A Gilly, on a continué de jeter sans façon cendres et mâchefers dans un étang proche. Ils s'y trouvent toujours, comme l'ont constaté des plongeurs de la gendarmerie .
Les étapes de 1995 et de 2000 imposaient des contraintes en matière de combustion et de contrôle des fumées. Si elles avaient été respectées, on n'aurait pas relevé en 2001 des taux effrayants de dioxine dans les graisses des animaux et la végétation alentour. Il a fallu abattre les trois quarts des troupeaux, et des riverains soupçonnent un excès de cas de cancers, que l'instruction tente de vérifier.
Nouveau four. Après avoir mis en examen les exploitants, la justice remonte la chaîne de responsabilité, à contre-courant vu les résistances de la chancellerie (Libération du 20 avril 2004). Il s'agit de préciser les rôles respectifs des préfets et ministres dans l'absence de contrôle. Ces derniers ont eu lieu normalement jusqu'en 1993. Le syndicat exploitant l'usine jugeait à l'époque «aberrant» de mettre aux normes, car un nouveau four était programmé à l'horizon 2000 (il ne verra jamais le jour). Le préfet de l'époque a alors signé deux arrêtés de mise en demeure. Mais son successeur, François Léonelli, nommé fin 1993, ne les a pas fait appliquer. Et ces arrêtés semblent les derniers actes d'autorité des représentants de l'Etat face à l'exploitant.
Pourquoi l'administration n'a-t-elle plus joué son rôle entre 1994 et 2001 ? Deux périodes distinctes pourraient intéresser la justice. En 1994, le ministre RPR de l'Environnement était Michel Barnier, aussi président du conseil général de Savoie et dirigeant à ce titre le syndicat chargé d'établir le plan départemental d'élimination des déchets. Des fonctionnaires indiquent avoir reçu des consignes pour lever le pied avant les municipales.
Le ministère est ensuite redevenu plus directif sous Corinne Lepage, qui a signé en février 1997 une circulaire demandant aux préfets d'imposer les mises aux normes, ou de suspendre l'exploitation. La ministre a mis en place une Direction de la prévention des pollutions et des risques (DPPR), qui a joué un rôle important dans les mois suivants.
Réponses ubuesques. Sous Voynet, le responsable de la DPPR a écrit à plusieurs reprises au préfet, afin de lui enjoindre de suspendre l'exploitation des usines hors normes ou de consigner l'argent nécessaire aux travaux (façon pour l'Etat de les faire exécuter à la place des collectivités défaillantes). Les réponses étaient ubuesques. Une fois, le préfet s'expliquait sur tous les fours, sauf sur celui de Gilly. Une autre fois, il indiquait que Gilly serait aux normes en 2002, sans plus d'explication.
Les investigations de la section de recherche de la gendarmerie de Chambéry ont montré que lorsque le préfet recevait des consignes de la ministre (verte) de l'Environnement, il consultait Michel Barnier, président RPR du conseil général. Et l'avis de ce dernier l'emportait. Pierre-Etienne Bisch, préfet de 1996 à 1999, a été mis en examen pour «risque causé à autrui», comme son prédécesseur, François Léonelli.
Après neuf mises en examen, la juge d'instruction d'Albertville peut désormais convoquer à nouveau Barnier si elle juge son témoignage indispensable. Cette semaine, les ex-ministres étaient tous convoqués par lettre simple. La prochaine fois, selon le code de procédure pénale, le témoin qui s'est refusé peut être invité par recommandé, ou même par un mandat d'amener.
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