Islam : ne rien abandonner à la politique de l'apaisement
MAX GALLO - http://www.lefigaro.fr/debats/20060208.FIG0209.html
Liberté ou autocensure, c'est l'enjeu du moment ; et la pression est si forte qu'on oublie une évidence : ces violences se produisent dans des États où, le plus souvent, les droits élémentaires de la personne ne sont pas respectés. On n'y manifeste pas sans la complaisance du pouvoir. Dans ces lieux, les religions autres que l'islam ne sont pas tolérées ou, si surveillées, si stigmatisées qu'elles sont de fait interdites. Là on diffuse des feuilletons télévisés, des livres qui reprennent les thèmes du faux les Protocoles des sages de Sion. Les juifs y sont représentés comme des égorgeurs d'enfants, maîtres du monde. C'est dans ces pays qu'on applaudit les déclarations d'un chef d'État qui proclame qu'il faut «rayer Israël de la carte» et doter sa nation du feu nucléaire.
Mais précisément, nous rappellent les Princes des Églises et ceux qui
nous gouvernent, la situation est à ce point périlleuse, les masses
musulmanes si humiliées, si manipulées par les extrémistes et leurs
gouvernements, qu'il faut faire preuve d'esprit de responsabilité, et
c'est lui qui doit encadrer la liberté d'expression, dont on nous
assure qu'elle est notre bien le plus précieux. Soit. Comment
d'ailleurs ne pas prêter attention à ces propos qui se veulent
empreints de sagesse et de réalisme ? Les premiers disent : il faut
respecter la foi de l'Autre, les exigences de sa religion. Les seconds
évoquent un monde musulman fournisseur de pétrole, ce sang de notre vie
quotidienne, et acheteur de nos produits. Veut-on le baril de brut à
plus de 100 dollars ? Le chômage ? Des troubles intérieurs ? L'islam
est devenu une religion européenne – la deuxième de France.
Des manifestants, à Londres, à Copenhague, ont brandi sous les yeux de
policiers impassibles des pancartes réclamant la mort pour les
blasphémateurs de l'islam. Faut-il, pour inciter à la prudence, penser
à ce cinéaste néerlandais – Theo Van Gogh – égorgé par un citoyen
néerlandais pour avoir projeté de réaliser un film hostile à l'islam ?
Et qui ne se souvient de Salman Rushdie ? Comment ignorer tout cela ?
Comment ne pas vouloir être raisonnable pour deux, rechercher l'apaisement,
tenir
le discours mesuré, en espérant que le temps fasse son oeuvre, et que
ceux, si silencieux, qui veulent moderniser l'islam, l'emportent sur
ceux dont le but est d'islamiser la modernité.
On
comprend, à rappeler ces données que, derrière la question des
caricatures du Prophète, c'est notre rapport – nous : la France,
l'Europe, l'Occident – avec le monde islamique qui est soulevé. Non pas
selon les usages diplomatiques mais bien en termes de civilisations.
D'abord écartons les hypocrites, les timorés, les habiles, les aveugles
qui récusent l'évidence. Il y a bien un choc de civilisations. Qui ne
l'entend dans la voix de ce croyant musulman, émouvant de sincérité,
qui déclare dans une mosquée de la région parisienne, devant les
caméras de télévision, qu'il préfère voir mourir son propre père plutôt
que de laisser caricaturer le Prophète ! Car la souffrance du croyant
est réelle, sa foi est en effet blessée dans nos sociétés laïcisées où
règnent la dérision et la marchandise. Plus rien n'est sacré.
La Croix du Christ est devenue, sur une affiche de promotion d'un film,
croix gammée. La Cène est une parade de mode. Un pape agonisant fut
objet de sarcasmes. Le chrétien est meurtri, il souffre dans sa foi et,
au plus intime de lui-même, de ces profanations. Mais il a appris à
tourner la tête. Il se souvient des bûchers, des massacres, qui ont
jalonné nos guerres de religion. Il a lu le Dictionnaire
philosophique de Voltaire qui, en 1764, dénonçait le fanatisme,
rappelait la Saint-Barthélemy : «Lorsqu'une
fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque
incurable. Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir
à Dieu qu'aux hommes, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Ce
sont d'ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques et qui
mettent le poignard entre leurs mains.» Voltaire n'imaginait pas
que, deux ans plus tard, son Dictionnaire serait
brûlé avec le corps torturé, décapité, du jeune chevalier de la Barre,
accusé à tort de ne pas s'être découvert au passage d'une procession et
d'avoir de son épée écorché une statue du Christ ! Voltaire ne se
doutait pas que, trente ans plus tard, au nom d'un autre fanatisme –
politique celui-là, la guillotine allait faire tomber des milliers de
têtes dans le panier de son.
Notre civilisation a
ainsi une traîne sanglante, et nous n'avons aucune supériorité à
proclamer. Mais pour autant, pourquoi devrions rejeter ce que, dans la
souffrance, nous avons acquis ? Pourquoi faudrait-il accepter de
renoncer à cette liberté d'expression qui est toujours la pierre de
touche de la démocratie ? Et ce parce que d'autres peuples, d'autres
civilisations, n'ont pas choisi d'emprunter la même route qu'on appelle
la laïcité ?
Certes, il faut tenir compte de la souffrance infligée aux croyants par ce qui leur paraît blasphématoire. Et il y a dans l'usage marchand de la dérision une négation de l'Autre qui est attentatoire à sa dignité. Il faut le dire. Mais à quelles régressions conduiraient censure et autocensure ? Et surtout – c'est la question cardinale –, jusqu'où devrions-nous aller ?
Là où est
le musulman, là est terre d'islam. Et le croyant doit respecter, au nom
de sa foi, les préceptes de sa religion. Au bout il y a la charia, la
loi de l'islam, ensemble des prescriptions et des réglementations
auxquelles le musulman doit se soumettre et qui portent à la fois sur
la vie culturelle et sur les relations sociales. La foi vive,
exigeante, du musulman envahit l'espace social. Faut-il énumérer ce que
nous avons déjà accepté ? Piscines séparées selon les sexes, patientes
exigeant d'être soignées par des femmes médecins, cours d'histoire et
de littérature contestés, tentative pour faire interdire une pièce de
Voltaire (1741 !) intitulée Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, etc.,
etc. Doit-on, à chaque fois, reculer au nom du respect de l'Autre, de
sa sincérité ? Faut-il pratiquer cette politique d'apaisement ? Cela
consisterait à renoncer à l'existence d'un espace public laïque. Il est
imparfait ? Certes, mais il nous a permis peu à peu de nous tolérer les
uns les autres, de vivre ensemble avec un socle de valeurs communes.
On peut faire le pari – optimiste – d'une responsabilité réciproque et
partagée des acteurs du jeu social. Les musulmans accepteraient – ce
qu'ils sont nombreux à faire déjà en dépit des exhortations des
extrémistes, comme l'ont fait les religions judéo-chrétiennes, cet
espace public laïcisé, une relation personnelle à sa foi, et le jeu
libre de l'esprit critique, bref le fonctionnement de la démocratie.
On peut aussi envisager une capitulation rampante qui se donnerait la bonne conscience de la sagesse et de l'esprit de responsabilité. Pour acheter la paix, pourquoi s'encombrer de ces mauvais caricaturistes, de ces irresponsables ? Ont-ils du pétrole les adeptes de la liberté de pensée ? Sont-ils capables de défendre au péril de leur vie les grands principes qu'ils proclament ? Pour ne pas payer l'essence trop chère et garder nos parts de marché, pourquoi ne pas cesser de résister ? Va-t-on se battre pour douze caricatures sinistres ? Et allons au bout : l'Empire romain a été conquis par le christianisme ; pourquoi l'islam ne serait-il pas la nouvelle religion conquérante ? On s'adaptera. On se convertira. Il faut oser regarder ces choix en face. Que voulons-nous défendre de ce que nous avons acquis, siècle après siècle ? Que sommes-nous prêts à abandonner ? Par réalisme ? Par sagesse ? Ou par lâcheté ? Au temps de Munich, en 1938, ce dernier mot avait un synonyme, employé par les diplomates : apaisement.
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