Revue de presse - Savoie

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Islam : ne rien abandonner à la politique de l'apaisement

«Ecartons les hypocrites, les habiles, les aveugles qui récusent l'évidence : il y a bien un choc de civilisations» [08 février 2006]
MAX GALLO - http://www.lefigaro.fr/debats/20060208.FIG0209.html

Aurons-nous demain le courage – et la possibilité – d'exprimer ce que nous pensons, vrai ou faux, de l'islam ? Ou bien, au moment de dessiner une caricature, d'écrire, de publier, ou tout simplement de parler, et même de penser, devrons-nous nous autocensurer, nous souvenant des foules déchaînées incendiant des représentations diplomatiques du Danemark et de la Norvège, ces deux pays qui sont parmi les plus pacifiques, les plus démocratiques de tous les États du monde ?

Liberté ou autocensure, c'est l'enjeu du moment ; et la pression est si forte qu'on oublie une évidence : ces violences se produisent dans des États où, le plus souvent, les droits élémentaires de la personne ne sont pas respectés. On n'y manifeste pas sans la complaisance du pouvoir. Dans ces lieux, les religions autres que l'islam ne sont pas tolérées ou, si surveillées, si stigmatisées qu'elles sont de fait interdites. Là on diffuse des feuilletons télévisés, des livres qui reprennent les thèmes du faux les Protocoles des sages de Sion. Les juifs y sont représentés comme des égorgeurs d'enfants, maîtres du monde. C'est dans ces pays qu'on applaudit les déclarations d'un chef d'État qui proclame qu'il faut «rayer Israël de la carte» et doter sa nation du feu nucléaire.


Mais précisément, nous rappellent les Princes des Églises et ceux qui nous gouvernent, la situation est à ce point périlleuse, les masses musulmanes si humiliées, si manipulées par les extrémistes et leurs gouvernements, qu'il faut faire preuve d'esprit de responsabilité, et c'est lui qui doit encadrer la liberté d'expression, dont on nous assure qu'elle est notre bien le plus précieux. Soit. Comment d'ailleurs ne pas prêter attention à ces propos qui se veulent empreints de sagesse et de réalisme ? Les premiers disent : il faut respecter la foi de l'Autre, les exigences de sa religion. Les seconds évoquent un monde musulman fournisseur de pétrole, ce sang de notre vie quotidienne, et acheteur de nos produits. Veut-on le baril de brut à plus de 100 dollars ? Le chômage ? Des troubles intérieurs ? L'islam est devenu une religion européenne – la deuxième de France.


Des manifestants, à Londres, à Copenhague, ont brandi sous les yeux de policiers impassibles des pancartes réclamant la mort pour les blasphémateurs de l'islam. Faut-il, pour inciter à la prudence, penser à ce cinéaste néerlandais – Theo Van Gogh – égorgé par un citoyen néerlandais pour avoir projeté de réaliser un film hostile à l'islam ? Et qui ne se souvient de Salman Rushdie ? Comment ignorer tout cela ? Comment ne pas vouloir être raisonnable pour deux, rechercher l'apaisement, tenir le discours mesuré, en espérant que le temps fasse son oeuvre, et que ceux, si silencieux, qui veulent moderniser l'islam, l'emportent sur ceux dont le but est d'islamiser la modernité.


On comprend, à rappeler ces données que, derrière la question des caricatures du Prophète, c'est notre rapport – nous : la France, l'Europe, l'Occident – avec le monde islamique qui est soulevé. Non pas selon les usages diplomatiques mais bien en termes de civilisations. D'abord écartons les hypocrites, les timorés, les habiles, les aveugles qui récusent l'évidence. Il y a bien un choc de civilisations. Qui ne l'entend dans la voix de ce croyant musulman, émouvant de sincérité, qui déclare dans une mosquée de la région parisienne, devant les caméras de télévision, qu'il préfère voir mourir son propre père plutôt que de laisser caricaturer le Prophète ! Car la souffrance du croyant est réelle, sa foi est en effet blessée dans nos sociétés laïcisées où règnent la dérision et la marchandise. Plus rien n'est sacré.


La Croix du Christ est devenue, sur une affiche de promotion d'un film, croix gammée. La Cène est une parade de mode. Un pape agonisant fut objet de sarcasmes. Le chrétien est meurtri, il souffre dans sa foi et, au plus intime de lui-même, de ces profanations. Mais il a appris à tourner la tête. Il se souvient des bûchers, des massacres, qui ont jalonné nos guerres de religion. Il a lu le Dictionnaire philosophique de Voltaire qui, en 1764, dénonçait le fanatisme, rappelait la Saint-Barthélemy : «Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? Ce sont d'ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques et qui mettent le poignard entre leurs mains.» Voltaire n'imaginait pas que, deux ans plus tard, son Dictionnaire serait brûlé avec le corps torturé, décapité, du jeune chevalier de la Barre, accusé à tort de ne pas s'être découvert au passage d'une procession et d'avoir de son épée écorché une statue du Christ ! Voltaire ne se doutait pas que, trente ans plus tard, au nom d'un autre fanatisme – politique celui-là, la guillotine allait faire tomber des milliers de têtes dans le panier de son.


Notre civilisation a ainsi une traîne sanglante, et nous n'avons aucune supériorité à proclamer. Mais pour autant, pourquoi devrions rejeter ce que, dans la souffrance, nous avons acquis ? Pourquoi faudrait-il accepter de renoncer à cette liberté d'expression qui est toujours la pierre de touche de la démocratie ? Et ce parce que d'autres peuples, d'autres civilisations, n'ont pas choisi d'emprunter la même route qu'on appelle la laïcité ?

Certes, il faut tenir compte de la souffrance infligée aux croyants par ce qui leur paraît blasphématoire. Et il y a dans l'usage marchand de la dérision une négation de l'Autre qui est attentatoire à sa dignité. Il faut le dire. Mais à quelles régressions conduiraient censure et autocensure ? Et surtout – c'est la question cardinale –, jusqu'où devrions-nous aller ?


Là où est le musulman, là est terre d'islam. Et le croyant doit respecter, au nom de sa foi, les préceptes de sa religion. Au bout il y a la charia, la loi de l'islam, ensemble des prescriptions et des réglementations auxquelles le musulman doit se soumettre et qui portent à la fois sur la vie culturelle et sur les relations sociales. La foi vive, exigeante, du musulman envahit l'espace social. Faut-il énumérer ce que nous avons déjà accepté ? Piscines séparées selon les sexes, patientes exigeant d'être soignées par des femmes médecins, cours d'histoire et de littérature contestés, tentative pour faire interdire une pièce de Voltaire (1741 !) intitulée Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, etc., etc. Doit-on, à chaque fois, reculer au nom du respect de l'Autre, de sa sincérité ? Faut-il pratiquer cette politique d'apaisement ? Cela consisterait à renoncer à l'existence d'un espace public laïque. Il est imparfait ? Certes, mais il nous a permis peu à peu de nous tolérer les uns les autres, de vivre ensemble avec un socle de valeurs communes.


On peut faire le pari – optimiste – d'une responsabilité réciproque et partagée des acteurs du jeu social. Les musulmans accepteraient – ce qu'ils sont nombreux à faire déjà en dépit des exhortations des extrémistes, comme l'ont fait les religions judéo-chrétiennes, cet espace public laïcisé, une relation personnelle à sa foi, et le jeu libre de l'esprit critique, bref le fonctionnement de la démocratie.

On peut aussi envisager une capitulation rampante qui se donnerait la bonne conscience de la sagesse et de l'esprit de responsabilité. Pour acheter la paix, pourquoi s'encombrer de ces mauvais caricaturistes, de ces irresponsables ? Ont-ils du pétrole les adeptes de la liberté de pensée ? Sont-ils capables de défendre au péril de leur vie les grands principes qu'ils proclament ? Pour ne pas payer l'essence trop chère et garder nos parts de marché, pourquoi ne pas cesser de résister ? Va-t-on se battre pour douze caricatures sinistres ? Et allons au bout : l'Empire romain a été conquis par le christianisme ; pourquoi l'islam ne serait-il pas la nouvelle religion conquérante ? On s'adaptera. On se convertira. Il faut oser regarder ces choix en face. Que voulons-nous défendre de ce que nous avons acquis, siècle après siècle ? Que sommes-nous prêts à abandonner ? Par réalisme ? Par sagesse ? Ou par lâcheté ? Au temps de Munich, en 1938, ce dernier mot avait un synonyme, employé par les diplomates : apaisement.



08/02/2006
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