L'ère des salariés multirisques
Analyse d'un journal liberal sur les derives du système
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L'ère des salariés multirisques
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L'ère des salariés multirisques
Les Echos du 21 mars 2006 _ L'ANALYSE DE JEAN-MARC VITTORI
Non
à la précarité ! Ce slogan revient de plus en plus souvent. C'est lui
qui cimente l'opposition au contrat nouvelles embauches, qu'affronte
aujourd'hui le Premier ministre, Dominique de Villepin. C'est lui qui
motive les locataires en colère contre les ventes « à la découpe »
d'immeubles parisiens et le retour des expulsions printanières. C'est
encore lui qui rassemble les intermittents du spectacle, les opposants
à la directive Bolkestein, les contempteurs des délocalisations. Pour
des hauts fonctionnaires installés à vie dans les palais nationaux ou
des dirigeants sûrs de leur bonne étoile, cette crainte est, à vrai
dire, incompréhensible. Elle devrait pourtant être au coeur de la
gouvernance contemporaine. « C'est l'économie, imbécile »,
avait écrit Bill Clinton sur un Post-it quand il menait sa campagne
présidentielle en 1992, pour ne jamais oublier de parler économie. «
C'est le risque, idiot », ferait bien de taguer le prochain Premier
ministre sur les nombreux miroirs de Matignon pour y songer toujours.
Bien
sûr, le risque fait partie de la vie depuis toujours, et nos sociétés
cossues ont développé une aversion au risque plus grande que par le
passé. Mais il faut aller au-delà de ces banalités pour comprendre ce
qui se passe aujourd'hui. L'intuition la plus large des changements à
l'oeuvre vient d'Ulrich Beck. Dans son livre « La Société du risque »,
publié il y a vingt ans (et déjà cité dans ces colonnes il y a peu), ce
sociologue allemand explique que nous sommes passés « d'une logique de la répartition des richesses, propre à la société de pénurie, à une logique de la répartition des risques ».
Autrement dit, il ne suffit plus de raisonner seulement en termes de
partage des revenus, entre profits et salaires. Il faut désormais
savoir qui porte les risques. Dans son discours de politique générale,
en juin dernier, le Premier ministre avait demandé « que toutes les
décisions administratives et réglementaires qui seront prises soient
passées au crible de l'impact sur l'emploi ». Souci évidemment
louable... mais si Dominique de Villepin avait aussi passé le CPE au
crible de l'impact sur la répartition des risques, il aurait tout de
suite vu qu'il y avait un problème à traiter. Car le CPE correspond
clairement à un transfert de risque de l'entreprise vers les salariés.
Or,
depuis un quart de siècle, la balance des risques entre les acteurs
économiques - actionnaires, entreprises, banques, salariés,
consommateurs - a beaucoup changé. Dans la finance, le changement est
radical. Les banquiers, dont le métier avait été créé pour assumer les
risques financiers, ont enfin réussi à s'en défaire après des siècles
de faillites en tout genre. Avec les miracles de la finance moderne
comme la titrisation, ils ont largement mutualisé les risques, ce qui a
permis une progression sans précédent de l'endettement privé. Ce
faisant, le risque a été au moins en partie reporté sur ceux qui
achètent des produits financiers aux banques. C'est-à-dire les
épargnants, dont le capital est de moins en moins garanti lors des
crises financières. A la surprise des intéressés.
Dans
les entreprises aussi, les changements ont été nombreux. Aux Etats-Unis
et au Royaume-Uni, c'est clairement le cas pour les retraites. Avant,
les systèmes fonctionnaient le plus souvent « à prestations définies ».
Les salariés cotisaient et les employeurs garantissaient le montant des
pensions de retraite. Mais les entreprises ont accumulé des engagements
intenables, qui ont amené des faillites, hier dans le transport aérien
et peut-être demain pour GM, le premier constructeur automobile
mondial. Résultat : les systèmes de retraite sont de plus en plus
souvent « à cotisations définies ». Salariés et employeurs versent leur
écot, mais la pension versée dépendra des performances des marchés
financiers. Autrement dit, le risque est passé intégralement des
entreprises aux salariés. Sur le continent, les régimes de retraite
fonctionnent beaucoup plus par répartition. En France, l'Etat porte
implicitement le risque. Mais, comme l'avenir des régimes de retraite
est loin d'être assuré, c'est là aussi, in fine, les salariés qui
portent le risque.
Même basculement entre
les actionnaires et les salariés. Avant, les détenteurs du capital
prenaient le risque majeur sur les revenus de l'entreprise. En échange,
ils percevaient une prime de risque, sous la forme de dividendes élevés
ou de plus-values. Aujourd'hui, la donne a changé. Même en temps de
vaches maigres, les actionnaires préservent leurs revenus. Les
salariés, eux, sont beaucoup plus soumis aux aléas de l'activité. En
cas de crise, certains sont licenciés. Beaucoup d'autres subissent une
stagnation ou une érosion de leur pouvoir d'achat. Le choc est encore
plus brutal en Europe qu'aux Etats-Unis, où les pouvoirs publics mènent
une vraie politique de croissance pour limiter les périodes d'asthénie
économique.
Au cours des deux dernières décennies, «
les actionnaires n'ont eu de cesse de rejeter le risque sur les
salariés, au fur et à mesure du démantèlement des droits sociaux acquis
pendant l'essor de la société salariale », affirment Michel
Aglietta et Antoine Réberioux (1). Certes, ces professeurs d'économie
sont des théoriciens de la régulation, une école de pensée classée très
à gauche. Mais dans une note récente de l'Institut Montaigne, un
organisme libéral largement financé par des entreprises, Laurent Blivet
(Boston Consulting Group), Augustin Landier (New York University) et
David Thesmar (Polytechnique) emploient pratiquement les mêmes mots : «
Le nouveau conflit capital-travail (...) s'opère par un transfert de
plus en plus important du risque des actionnaires vers les salariés. »
Emploi,
salaire, retraite, épargne, et demain peut-être santé ou sécurité : de
plus en plus, le risque est reporté sur l'individu. L'Etat peut bien
sûr assurer une protection (c'est ce que Dominique de Villepin a fini
par expliquer, sans doute trop tard). Mais cette protection a un coût
et des effets pervers. Il faudra pourtant bien trouver des solutions
pour éviter que le salarié ne devienne multirisque. Sinon, l'angoisse
sociale, en nourrissant des pathologies politiques comme le populisme,
finira par saper jusqu'aux fondements de la démocratie.
JEAN-MARC VITTORI est éditorialiste aux « Echos ». jmvittori@lesechos.fr
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