L’art d’ignorer les pauvres Par John Kenneth Galbraith
Avant Stiglitz, un grand économiste américain qui analyse les turpitudes du système economique mondial et de son enracinement dans l'histoire
Il y a aux USA des grands intellectuels résistants à la pensée unique et la dégradation de la société - des voix que malheureusement on n'entend pas assez souvent.
Du coté des voix intellectuelles alternatives, l'Europe n'a pas beaucoup de leçons à donner aux USA; n'entendons-nous pas toujours les "memes" economistes, ceux qui soutiennent le système - jamais les voix discordantes
L’art d’ignorer les pauvres Par John Kenneth Galbraith
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/GALBRAITH/12812Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées. Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes – et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.
Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains : le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres. Pauvres et riches ont toujours vécu côte à côte, toujours inconfortablement, parfois de manière périlleuse. Plutarque affirmait que « le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques ».
Les problèmes résultant de cette coexistence, et particulièrement celui
de la justification de la bonne fortune de quelques-uns face à la
mauvaise fortune des autres, sont une préoccupation intellectuelle de
tous les temps. Ils continuent de l’être aujourd’hui. Il faut commencer par la solution
proposée par la Bible : les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils
seront magnifiquement récompensés dans l’autre. Cette solution
admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant
les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà. Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations
– à l’aube de la révolution industrielle en Angleterre –, le problème
et sa solution commencèrent à prendre leur forme moderne. Un
quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa
une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée
britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée
américaine pendant cinquante ans : l’utilitarisme. « Par principe d’utilité, écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le
principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en
fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie
dont l’intérêt est en jeu. » La vertu est, et même doit être,
autocentrée. Le problème social de la coexistence d’un petit nombre de
riches et d’un grand nombre de pauvres était réglé dès lors que l’on
parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ».
La société faisait de son mieux pour le maximum de personnes, et il
fallait accepter que le résultat soit malheureusement très déplaisant à
l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas
au rendez-vous. En 1830, une nouvelle formule, toujours
d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la conscience
publique. Elle est associée aux noms du financier David Ricardo
(1772-1823) et du pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) :
si les pauvres sont pauvres, c’est leur faute – cela tient à leur
fécondité excessive. Leur intempérance sexuelle les a conduits à
proliférer jusqu’aux limites des ressources disponibles. Pour le
malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne
sont pas responsables de sa création ou de sa diminution. Au milieu du XIXe siècle, une autre
forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux Etats-Unis :
le « darwinisme social », associé au nom de Herbert Spencer
(1820-1903). Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le
développement biologique, la règle suprême était la survie des plus
aptes, expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882).
L’élimination des pauvres est le moyen utilisé par la nature pour
améliorer la race. La qualité de la famille humaine sort renforcée de
la disparition des faibles et des déshérités. L’un des plus notables porte-parole
américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le premier de
la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre : « La
variété de rose “American Beauty” ne peut être produite dans la
splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la contemple qu’en
sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle. Il en va de
même dans la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de
la nature et d’une loi de Dieu. » Au cours du XXe siècle, le darwinisme
social en vint à être considéré comme un peu trop cruel : sa popularité
déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le
condamner. Lui succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux
présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933).
Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle au
fonctionnement efficace de l’économie. Elle était même incompatible
avec un projet économique qui avait si bien servi la plupart des gens.
Cette idée qu’il est économiquement dommageable d’aider les pauvres
reste présente. Et, au cours de ces dernières années, la recherche de
la meilleure manière d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet des
pauvres est devenue une préoccupation philosophique, littéraire et
rhétorique de première importance. C’est aussi une entreprise non
dépourvue d’intérêt économique. Des quatre ou peut-être cinq méthodes
en cours pour garder bonne conscience en la matière, la première est le
produit d’un fait incontestable : la plupart des initiatives à prendre
en faveur des pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de
l’Etat. On fait alors valoir qu’il est par nature incompétent, sauf
quand il s’agit de gérer le Pentagone et de passer des marchés publics
avec des firmes d’armements. Puisqu’il est à la fois incompétent et
inefficace, on ne saurait lui demander de se porter au secours des
pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait
encore leur sort. Nous vivons une époque où les
allégations d’incompétence publique vont de pair avec une condamnation
générale des fonctionnaires, à l’exception, on ne le dira jamais assez,
de ceux travaillant pour la défense nationale. La seule forme de
discrimination toujours autorisée – pour être plus précis, encore
encouragée – aux Etats-Unis est la discrimination à l’endroit des
employés du gouvernement fédéral, en particulier dans les activités
relevant de la protection sociale. Nous avons de grandes bureaucraties
d’entreprises privées, regorgeant de bureaucrates d’entreprise, mais
ces gens-là sont bons. La bureaucratie publique et les fonctionnaires
sont mauvais. En fait, les Etats-Unis disposent d’une
fonction publique de qualité, servie par des agents compétents et
dévoués, honnêtes dans leur quasi-totalité, et peu enclins à se laisser
surfacturer des clés à molette, des ampoules électriques, des machines
à café et des sièges de toilettes par les fournisseurs. Curieusement,
quand de telles turpitudes se produisirent, ce fut au Pentagone... Nous
avons presque éliminé la pauvreté chez les personnes âgées, grandement
démocratisé l’accès à la santé et aux soins, garanti aux minorités
l’exercice de leurs droits civiques, et beaucoup fait pour l’égalité
des chances en matière d’éducation. Voilà un bilan remarquable pour des
gens réputés incompétents et inefficaces. Force est donc de constater
que la condamnation actuelle de toute action et administration
gouvernementales est en réalité l’un des éléments d’un dessein plus
vaste : refuser toute responsabilité à l’égard des pauvres. La deuxième méthode s’inscrivant dans
cette grande tradition séculaire consiste à expliquer que toute forme
d’aide publique aux indigents serait un très mauvais service à leur
rendre. Elle détruit leur moral. Elle les détourne d’un emploi bien
rémunéré. Elle brise les couples, puisque les épouses peuvent
solliciter des aides sociales pour elles-mêmes et leurs enfants, une
fois qu’elles se retrouvent sans mari. Il n’existe absolument aucune
preuve que ces dommages soient supérieurs à ceux qu’entraînerait la
suppression des soutiens publics. Pourtant, l’argument selon lequel ils
nuisent gravement aux déshérités est constamment ressassé, et, plus
grave, cru. C’est sans doute la plus influente de nos fantasmagories. Troisième méthode, liée à la
précédente, pour se laver les mains du sort des pauvres : affirmer que
les aides publiques ont un effet négatif sur l’incitation à travailler.
Elles opèrent un transfert de revenus des actifs vers les oisifs et
autres bons à rien, et, de ce fait, découragent les efforts de ces
actifs et encouragent le désœuvrement des paresseux. L’économie dite de
l’offre est la manifestation moderne de cette thèse. Elle soutient que,
aux Etats-Unis, les riches ne travaillent pas parce que l’impôt prélève
une trop grande part de leurs revenus. Donc, en prenant l’argent des
pauvres et en le donnant aux riches, nous stimulons l’effort et,
partant, l’économie. Mais qui peut croire que la grande masse des
pauvres préfère l’assistance publique à un bon emploi ? Ou que les
cadres dirigeants des grandes entreprises – personnages emblématiques
de notre époque – passent leur temps à se tourner les pouces au motif
qu’ils ne sont pas assez payés ? Voilà une accusation scandaleuse
contre le dirigeant d’entreprise américain, qui, de notoriété publique,
travaille dur. La quatrième technique permettant de se
soulager la conscience est de mettre en évidence les effets négatifs
qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des
pauvres. La liberté, c’est le droit de dépenser à sa guise, et de voir
l’Etat prélever et dépenser le minimum de nos revenus. Ici encore, le
budget de la défense nationale mis à part. Pour reprendre les propos
définitifs du professeur Milton Friedman (1), « les gens doivent être libres de choisir ». C’est sans doute la plus révélatrice de
toutes les arguties, car quand il s’agit des pauvres, on n’établit plus
aucune relation entre leurs revenus et leur liberté. (Le professeur
Friedman constitue une fois de plus une exception car, par le biais de
l’« impôt négatif », qu’il recommande, il garantirait un revenu
universel minimum.) Chacun conviendra pourtant qu’il n’existe pas de
forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus continue que celles
de l’individu qui n’a plus un sou en poche. On entend beaucoup parler
des atteintes à la liberté des plus aisés quand leurs revenus sont
diminués par les impôts, mais on n’entend jamais parler de
l’extraordinaire augmentation de la liberté des pauvres quand ils ont
un peu d’argent à dépenser. Les limitations qu’impose la fiscalité à la
liberté des riches sont néanmoins bien peu de chose en regard du
surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu. Enfin, quand tous les raisonnements
précédents ne suffisent plus, il reste le déni psychologique. Il s’agit
d’une tendance psychique qui, par des biais variés, nous conduit par
exemple à éviter de penser à la mort. Elle amène beaucoup de gens à
éviter de penser à la course aux armements, et donc à la ruée vers la
probable extinction de l’humanité. Le même mécanisme est à l’œuvre pour
s’épargner de penser aux pauvres, qu’ils soient en Ethiopie, dans le
sud du Bronx ou à Los Angeles. Concentrez-vous sur quelque chose de
plus agréable, nous conseille-t-on alors. Telles sont les méthodes auxquelles
nous avons recours pour éviter de nous préoccuper du sort des pauvres.
Toutes, sauf peut-être la dernière, témoignent d’une grande inventivité
dans la lignée de Bentham, Malthus et Spencer. La compassion, assortie
d’un effort de la puissance publique, est la moins confortable et la
moins commode des règles de comportement et d’action à notre époque.
Mais elle reste la seule compatible avec une vie vraiment civilisée.
Elle est aussi, en fin de compte, la règle la plus authentiquement
conservatrice. Nul paradoxe à cela. Le mécontentement social et les
conséquences qu’il peut entraîner ne viendront pas de gens satisfaits.
Dans la mesure où nous pourrons rendre le contentement aussi universel
que possible, nous préserverons et renforcerons la tranquillité sociale
et politique. N’est-ce pas là ce à quoi les conservateurs devraient
aspirer avant tout ? (Ce texte a été publié pour la première fois dans le
numéro de novembre 1985 de Harper’s Magazine.)Un mécanisme de déni psychologique
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