Le futur énergétique se joue dans la frugalité
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developpement durable et économique, ça fait du bien de voir une perspective optimiste et qui semble réaliste. Restent quelques problèmes :- Les puissances économiques en place n'ont pas intérêt à ces évolutions, et poussent les politiques à ne pas avancer via un lobbying intensif (pour le nucléaire en France, pour le pétrole partout).
- l'intérêt des producteurs d'énergie est de pousser à la consommation, et ce d'autant plus qu'ils sont des entreprises privés à but lucratif pour les actionnaires. Ceci est une démonstration supplémentaire de l'erreur magistrale qui a consisté à libéraliser le secteur de l'energie en europe en 2001, amenant à ouvrir le capital et à privatiser GDF / EDF en France.
Le futur énergétique se joue dans la frugalité
http://www.letemps.ch/template/opinions.asp?page=6&contenuPage=&article=240595&quickbar=
|
Les économies d'énergie sont peu valorisées, perçues le plus souvent
négativement et assimilées à des privations. L'un de leurs pionniers,
Amory Lovins, directeur du Rocky Mountain Institute, affirme au
contraire que nous allons être surpris par la révolution vertueuse qui
s'annonce.
Pierre Veya, Old Snowmass (Colorado)
Lundi 29 septembre 2008
Lundi 29 septembre 2008
Amory Lovins fait partie de ces physiciens qui, il y a un quart de
siècle, ont mis en doute la nécessité de produire toujours plus pour
satisfaire les besoins des économies industrielles. Pendant longtemps,
il n'a pas été franchement écouté. Mais tout change. Depuis que le
pétrole flambe et que l'on craint un nouveau «choc», le visionnaire et
provocateur de Snowmass est pris très au sérieux. On évoque son nom
comme prochain ministre de l'Energie. Lui en rigole, car il aime trop
son indépendance et se méfie des compromis politiques. Rencontre avec
un scientifique qui annonce une nouvelle révolution industrielle
bio-inspirée.
Le Temps: Nous sommes à nouveau dans une «crise» de l'énergie. A-t-on appris quelque chose depuis la dernière (1979)?
Amory Lovins: Beaucoup de choses, même si j'ai parfois l'impression que nous n'avons rien retenu. Ce que nous savons: l'essentiel de l'énergie utilisée est gaspillé - souvent de manière cachée - et une bonne partie n'est pas utile et même non rentable. Nous savons aussi qu'économiser l'énergie est plus intelligent que de la produire. Les solutions pour une meilleure efficacité énergétique l'emportent largement sur les coûts. Enfin, les solutions sont moins chères et plus faciles à transposer que celles dont nous disposions à la fin des années 70, début des années 80. L'innovation et la technologie sont les vecteurs d'une révolution majeure dont le secteur privé commence à s'en emparer.
- Quel est le moteur de cette «révolution»?
- La révolution des technologies de l'information plonge ses racines dans les recherches du secteur militaire qui ont mis à disposition des concepts et techniques que le secteur privé a valorisés plus tard. Ce qui se passe dans l'énergie pourrait bien obéir à la même logique et provoquer un changement tout aussi radical.
- En quoi l'énergie préoccupe-t-elle autant les militaires?
- Selon les études du Pentagone, une bonne moitié des morts ou blessés sur le champ des opérations sont directement liés au transport ou au stockage de carburant. Non seulement le Pentagone doit faire face à une facture qui enfle, mais son ravitaillement mobilise beaucoup d'hommes qui sont les cibles privilégiées d'attaques. La vulnérabilité logistique des armées modernes diminue leur capacité à se mouvoir et à réagir rapidement. Et, surtout, l'armée américaine déploie de gigantesques moyens pour sécuriser les «routes» du pétrole. L'idée que l'on puisse diminuer de manière drastique les besoins en énergie du pays et de ses troupes engagées a séduit le Pentagone. En 2004, il nous a confié une étude (publiée sous le titre «Winning the Oil Endgame»). Elle nous a permis de démontrer que les Etats-Unis pouvaient s'affranchir du pétrole d'ici à 2030-2040 pour un coût équivalant à 15 dollars le baril; la moitié de l'effort provenant de la diminution de la consommation; l'autre, des économies réalisées dans la substitution par le gaz naturel et les biocarburants. Le secteur militaire, par la puissance de sa recherche, sera le moteur de l'innovation dans le poids des véhicules, la consommation, les nouveaux matériaux et carburants, au même titre qu'il a été à l'origine du GPS, de la microélectronique ou d'Internet.
- Pourtant, on a l'impression que rien ne bouge vraiment et que toute mesure d'économies d'énergie est perçue comme un coût ou un sacrifice.
- Tout simplement parce que l'on n'y prête pas attention! La dernière fois que nous nous en sommes préoccupés, les résultats ont été significatifs: de 1979 à 1985, la croissance du produit intérieur brut américain a été de 27% alors que la consommation de pétrole a chuté de 17% (les importations de 40%). En 2006, nous utilisions 48% moins d'énergie pour produire la même unité de richesse qu'en 1975. Aujourd'hui, compte tenu des techniques à disposition, nous pouvons faire beaucoup mieux. Nos équipes (ndlr: les conseillers du Rocky Mountain Institute) ont accumulé une expérience qui couvre 29 secteurs industriels. Nous pouvons affirmer qu'il est possible de diminuer la consommation d'énergie de 30 à 60% et même de 40 à 80% dans le cas de nouvelles usines. Et, souvent, ces économies permettent de réaliser dans la foulée des gains de productivité considérables.
Prenez le cas de Boeing. Son nouvel avion, le 787 Dreamliner, réalisé en partie avec des structures en carbone, sera 20% plus efficace que son concurrent Airbus. Et croyez-moi, cette révolution des matériaux dissémine dans tous les secteurs, y compris les plus fermés et conservateurs, comme l'industrie automobile. Ce n'est pas un hasard si le nouveau patron de Ford est l'ancien directeur commercial de Boeing... Les constructeurs japonais Toyota, Nissan et Honda construisent ensemble la plus grande usine de matériaux composites. Le même groupe Toyota a présenté, il y a peu, un modèle qui préfigure l'automobile de demain: une voiture qui a la taille de la Prius mais qui pèse le tiers de son poids et consomme la moitié moins d'essence. Le distributeur Wal-Mart, qui a déjà amélioré l'efficacité de ses camions de 25%, va gagner des milliards en la doublant d'ici à 2015. En obligeant ses fournisseurs à le suivre, ce distributeur induira un mouvement d'ensemble. C'est l'approche par «acupuncture», comme nous l'appelons dans notre jargon.
- Votre analyse est rassurante. Mais avons-nous encore suffisamment de temps pour faire face aux «échéances» climatiques?
- Nous pouvons éviter une catastrophe. Nous avons assez de temps. A condition que nous commencions immédiatement et que l'on cesse de parler des économies et des nouvelles sources d'énergie en termes de coûts alors qu'il s'agit d'opportunités et de nouveaux jobs.
Nous savons ce qu'il faut faire. Le bâtiment dans lequel nous nous trouvons (ndlr: le siège du Rocky Mountain Institute), construit en 1983, ne consomme que 1% d'énergie par rapport à des constructions du même type. Et cela, grâce à la qualité de ses vitrages et de son isolation pour une maison exposée à des extrêmes climatiques (+ 30 °C en été, -40 °C en hiver). A l'époque, les investissements nécessaires pour parvenir à un tel degré d'efficacité étaient amortis en dix mois. Aujourd'hui, ce serait moins. Par exemple, les besoins en électricité photovoltaïque pourraient être diminués des deux tiers, grâce à l'amélioration de l'efficacité. Bien sûr, aux Etats-Unis comme en Europe, nous devons vivre avec un «stock» de vieux immeubles. Reste que nous savons aménager des maisons «zéro» énergie, et les ingénieurs allemands, suisses ou suédois ont démonté qu'il était possible de construire des maisons à énergie positive. Une bonne efficacité énergétique est une condition préalable pour valoriser les énergies renouvelables sur une large échelle et opérer un basculement vers une économie durable.
- Que serait une «bonne» politique de l'énergie?
- Je n'accorderais pas trop d'importance aux décisions politiques. Souvent, les intentions sont dévoyées et aboutissent à des solutions erronées. La politique énergétique, surtout dans ce pays (les Etats-Unis), est aux mains de lobbies, qui se partagent l'argent public comme le renard chasse la poule dans le poulailler. Ils n'ont aucune envie de changer. Quant aux économistes, beaucoup sont des théoriciens qui ne croient qu'au signal «prix». Les prix sont importants mais ils ne recouvrent pas tous les intérêts de la société (notamment environnementaux). Les failles du marché existent; elles sont même la règle et créent des opportunités. Une bonne politique consisterait à lever tous les obstacles à l'innovation et au marché, à laisser toutes les filières se livrer une concurrence frontale mais honnête. Nous en sommes très loin. Les conservateurs refusent de telles règles et les adversaires du marché ne croient pas à ses vertus. Je suppose que c'est aussi un peu comme cela en Suisse, non?
- Un exemple?
- En Europe et dans une bonne partie des Etats-Unis (même si cela est en train de changer), les compagnies électriques ou gazières sont rémunérées sur la base de tarifs qui encouragent les ventes alors que nous devrions les récompenser pour des prestations qui soient à l'avantage du consommateur! Comment voulez-vous que les compagnies électriques ou gazières soient enthousiastes à l'idée d'économiser l'énergie quand elles sont récompensées sur la base des seules ventes?
- Précisément, quels changements envisagez-vous pour le secteur électrique?
- Dans la production d'électricité, deux transformations majeures sont en cours. La première est qu'il est déjà plus rentable d'économiser le courant que de le produire. La seconde, dont on ne parle pas suffisamment, est l'émergence des microproducteurs. Ce modèle va finir par s'imposer, même si les grandes compagnies électriques pensent le contraire. On s'achemine vers des productions décentralisées provenant du solaire, de la biomasse, de la géothermie, du couplage chaleur-force, des déchets, de la mini-hydraulique, bref d'une foule de nouvelles sources. Les consommateurs eux-mêmes seront aussi des producteurs et s'intégreront dans des réseaux dits intelligents. Les risques d'investissement par rapport aux grands réseaux étant moindres, ils seront très attractifs. Peu de gens le réalisent déjà: un sixième de la production d'électricité mondiale et un tiers des nouvelles capacités mises sur le marché proviennent des microcentrales. En Europe, en 2007, les nouvelles capacités de l'éolien ont dépassé celles provenant du gaz; il en sera de même cette année aux Etats-Unis. Et pour la première fois de l'histoire, la production des microcentrales a dépassé celle du nucléaire.
- Vous ne croyez pas à un retour du nucléaire?
- Non. Au niveau mondial, le surplus d'énergie nucléaire injecté a été inférieur à celui du photovoltaïque et représente un dixième des capacités éoliennes. Les raisons? Le nucléaire demeure une énergie chère, très centralisée et lente à mettre en œuvre. Même si vous prenez en compte l'argument des émissions de CO2 qui plaide en sa faveur, un calcul rapide montre que l'investissement dans le nucléaire n'arrivera pas à inverser à temps la tendance à l'augmentation des gaz à effet de serre. Au contraire. Le même dollar investi pour fermer une centrale thermique au charbon, stimuler les économies ou développer les nouvelles énergies renouvelables aura un effet deux à dix fois supérieur à ce même dollar dépensé dans l'industrie nucléaire. Les investisseurs privés l'ont compris: malgré des subventions qui couvrent les frais de construction, ils n'investissent pas dans une filière qui ne supporte pas la concurrence et ne peut s'épanouir que sous des régimes gouvernés par le centralisme ou «socialistes». Par essence, le nucléaire ne peut pas supporter la concurrence. Il est par essence impérialiste.
- Les biocarburants sont l'objet de vives critiques. Qu'en pensez-vous?
- Ce ne sont pas les biocarburants qui posent problème mais les matières premières utilisées, le conflit avec l'alimentation. Mais c'est une bonne idée que de vouloir valoriser la capacité des plantes à stocker l'énergie du soleil. Nous savons que le potentiel est non négligeable, notamment avec des plantes comme le switchgrass (ndlr: panic érigé en français; en Europe, le miscanthus géant ou roseau de Chine) qui offrent un bon rendement et peuvent même contribuer à préserver les sols de l'érosion. La biomasse constitue une source très intéressante pour de nouveaux matériaux et fibres. Bien sûr, la «bio-industrie» devra respecter les équilibres naturels et s'inscrire dans une agroforesterie durable.
- Avec la flambée des prix du pétrole, n'est-il pas devenu tentant de forer en Alaska, dans les réserves naturelles protégées, comme le propose d'ailleurs John McCain?
- C'est un non-sens absolu et une idée stupide à triple titre. Comme l'ancien directeur de la CIA James Woolsey a eu l'occasion de le dire devant les commissions, un oléoduc de 1200 kilomètres de long serait une cible pour des attaques terroristes, une cible parfaite même. Une telle infrastructure serait impossible à défendre. Sur le plan économique, l'idée est tout aussi absurde. Selon les estimations de l'Agence américaine de l'énergie, le pétrole des «réserves naturelles» représenterait quelques milliards de barils et 3% environ de l'énergie américaine en 2018. Selon cette même étude, le pétrole d'Alaska ferait baisser les prix à la pompe de 2 cents par gallon... Les compagnies pétrolières ne s'y pressent pas car les coûts d'exploration et d'exploitation dans les régions difficiles d'accès ont explosé ces cinq dernières années (+ 564%), bien plus que le prix du brut. Elles savent que ce pétrole ne sera jamais compétitif. N'oubliez jamais que la logique économique veut que l'on exploite d'abord les gisements les plus accessibles, en particulier les anciens forages qui redeviennent intéressants avec les progrès technologiques.
- Pensez-vous que le prochain président des Etats-Unis aura une politique différente?
- Tout dépend de qui sera élu. La politique actuelle de la Maison-Blanche est un échec. Je n'ai qu'un souhait: les mêmes règles pour tous et que les meilleures filières gagnent! Une taxe CO2 ou un système d'enchères des droits de polluer seraient utiles, à condition que l'on ne récompense pas les cancres. Mais, encore une fois, c'est l'innovation et la logique économique qui seront les facteurs les plus importants.
- Quels conseils donneriez-vous à un jeune ingénieur?
- Nous assistons à une double révolution dans les sciences de l'ingénieur qui, mises ensemble, peuvent contribuer à résoudre une part très importante des problèmes de la planète. La première consiste à concevoir des systèmes qui permettent d'économiser de très grandes quantités d'énergie et de ressources; la seconde émane de l'ingénierie bio-inspirée. Je pense en particulier à des matériaux capables de s'auto-assembler, de s'auto-nettoyer, à des cultures de bactéries pour produire de l'hydrogène, aux recherches qui visent à comprendre comment les insectes sont capables de capter l'humidité de l'air. Imaginez l'impact que pourrait avoir une telle invention pour un pays comme la Chine où 50% de la croissance de la consommation d'électricité résulte de la multiplication des climatiseurs. Pensez à des immeubles qui respirent comme les plantes, recyclent l'eau et produisent plus d'énergie qu'ils n'en consomment. La nature est une source d'idées et de stratégies pour stocker, élaborer et croître qui n'a pas fini de nous surprendre. Mon conseil à l'ingénieur: l'avenir est la frugalité.
Le Temps: Nous sommes à nouveau dans une «crise» de l'énergie. A-t-on appris quelque chose depuis la dernière (1979)?
Amory Lovins: Beaucoup de choses, même si j'ai parfois l'impression que nous n'avons rien retenu. Ce que nous savons: l'essentiel de l'énergie utilisée est gaspillé - souvent de manière cachée - et une bonne partie n'est pas utile et même non rentable. Nous savons aussi qu'économiser l'énergie est plus intelligent que de la produire. Les solutions pour une meilleure efficacité énergétique l'emportent largement sur les coûts. Enfin, les solutions sont moins chères et plus faciles à transposer que celles dont nous disposions à la fin des années 70, début des années 80. L'innovation et la technologie sont les vecteurs d'une révolution majeure dont le secteur privé commence à s'en emparer.
- Quel est le moteur de cette «révolution»?
- La révolution des technologies de l'information plonge ses racines dans les recherches du secteur militaire qui ont mis à disposition des concepts et techniques que le secteur privé a valorisés plus tard. Ce qui se passe dans l'énergie pourrait bien obéir à la même logique et provoquer un changement tout aussi radical.
- En quoi l'énergie préoccupe-t-elle autant les militaires?
- Selon les études du Pentagone, une bonne moitié des morts ou blessés sur le champ des opérations sont directement liés au transport ou au stockage de carburant. Non seulement le Pentagone doit faire face à une facture qui enfle, mais son ravitaillement mobilise beaucoup d'hommes qui sont les cibles privilégiées d'attaques. La vulnérabilité logistique des armées modernes diminue leur capacité à se mouvoir et à réagir rapidement. Et, surtout, l'armée américaine déploie de gigantesques moyens pour sécuriser les «routes» du pétrole. L'idée que l'on puisse diminuer de manière drastique les besoins en énergie du pays et de ses troupes engagées a séduit le Pentagone. En 2004, il nous a confié une étude (publiée sous le titre «Winning the Oil Endgame»). Elle nous a permis de démontrer que les Etats-Unis pouvaient s'affranchir du pétrole d'ici à 2030-2040 pour un coût équivalant à 15 dollars le baril; la moitié de l'effort provenant de la diminution de la consommation; l'autre, des économies réalisées dans la substitution par le gaz naturel et les biocarburants. Le secteur militaire, par la puissance de sa recherche, sera le moteur de l'innovation dans le poids des véhicules, la consommation, les nouveaux matériaux et carburants, au même titre qu'il a été à l'origine du GPS, de la microélectronique ou d'Internet.
- Pourtant, on a l'impression que rien ne bouge vraiment et que toute mesure d'économies d'énergie est perçue comme un coût ou un sacrifice.
- Tout simplement parce que l'on n'y prête pas attention! La dernière fois que nous nous en sommes préoccupés, les résultats ont été significatifs: de 1979 à 1985, la croissance du produit intérieur brut américain a été de 27% alors que la consommation de pétrole a chuté de 17% (les importations de 40%). En 2006, nous utilisions 48% moins d'énergie pour produire la même unité de richesse qu'en 1975. Aujourd'hui, compte tenu des techniques à disposition, nous pouvons faire beaucoup mieux. Nos équipes (ndlr: les conseillers du Rocky Mountain Institute) ont accumulé une expérience qui couvre 29 secteurs industriels. Nous pouvons affirmer qu'il est possible de diminuer la consommation d'énergie de 30 à 60% et même de 40 à 80% dans le cas de nouvelles usines. Et, souvent, ces économies permettent de réaliser dans la foulée des gains de productivité considérables.
Prenez le cas de Boeing. Son nouvel avion, le 787 Dreamliner, réalisé en partie avec des structures en carbone, sera 20% plus efficace que son concurrent Airbus. Et croyez-moi, cette révolution des matériaux dissémine dans tous les secteurs, y compris les plus fermés et conservateurs, comme l'industrie automobile. Ce n'est pas un hasard si le nouveau patron de Ford est l'ancien directeur commercial de Boeing... Les constructeurs japonais Toyota, Nissan et Honda construisent ensemble la plus grande usine de matériaux composites. Le même groupe Toyota a présenté, il y a peu, un modèle qui préfigure l'automobile de demain: une voiture qui a la taille de la Prius mais qui pèse le tiers de son poids et consomme la moitié moins d'essence. Le distributeur Wal-Mart, qui a déjà amélioré l'efficacité de ses camions de 25%, va gagner des milliards en la doublant d'ici à 2015. En obligeant ses fournisseurs à le suivre, ce distributeur induira un mouvement d'ensemble. C'est l'approche par «acupuncture», comme nous l'appelons dans notre jargon.
- Votre analyse est rassurante. Mais avons-nous encore suffisamment de temps pour faire face aux «échéances» climatiques?
- Nous pouvons éviter une catastrophe. Nous avons assez de temps. A condition que nous commencions immédiatement et que l'on cesse de parler des économies et des nouvelles sources d'énergie en termes de coûts alors qu'il s'agit d'opportunités et de nouveaux jobs.
Nous savons ce qu'il faut faire. Le bâtiment dans lequel nous nous trouvons (ndlr: le siège du Rocky Mountain Institute), construit en 1983, ne consomme que 1% d'énergie par rapport à des constructions du même type. Et cela, grâce à la qualité de ses vitrages et de son isolation pour une maison exposée à des extrêmes climatiques (+ 30 °C en été, -40 °C en hiver). A l'époque, les investissements nécessaires pour parvenir à un tel degré d'efficacité étaient amortis en dix mois. Aujourd'hui, ce serait moins. Par exemple, les besoins en électricité photovoltaïque pourraient être diminués des deux tiers, grâce à l'amélioration de l'efficacité. Bien sûr, aux Etats-Unis comme en Europe, nous devons vivre avec un «stock» de vieux immeubles. Reste que nous savons aménager des maisons «zéro» énergie, et les ingénieurs allemands, suisses ou suédois ont démonté qu'il était possible de construire des maisons à énergie positive. Une bonne efficacité énergétique est une condition préalable pour valoriser les énergies renouvelables sur une large échelle et opérer un basculement vers une économie durable.
- Que serait une «bonne» politique de l'énergie?
- Je n'accorderais pas trop d'importance aux décisions politiques. Souvent, les intentions sont dévoyées et aboutissent à des solutions erronées. La politique énergétique, surtout dans ce pays (les Etats-Unis), est aux mains de lobbies, qui se partagent l'argent public comme le renard chasse la poule dans le poulailler. Ils n'ont aucune envie de changer. Quant aux économistes, beaucoup sont des théoriciens qui ne croient qu'au signal «prix». Les prix sont importants mais ils ne recouvrent pas tous les intérêts de la société (notamment environnementaux). Les failles du marché existent; elles sont même la règle et créent des opportunités. Une bonne politique consisterait à lever tous les obstacles à l'innovation et au marché, à laisser toutes les filières se livrer une concurrence frontale mais honnête. Nous en sommes très loin. Les conservateurs refusent de telles règles et les adversaires du marché ne croient pas à ses vertus. Je suppose que c'est aussi un peu comme cela en Suisse, non?
- Un exemple?
- En Europe et dans une bonne partie des Etats-Unis (même si cela est en train de changer), les compagnies électriques ou gazières sont rémunérées sur la base de tarifs qui encouragent les ventes alors que nous devrions les récompenser pour des prestations qui soient à l'avantage du consommateur! Comment voulez-vous que les compagnies électriques ou gazières soient enthousiastes à l'idée d'économiser l'énergie quand elles sont récompensées sur la base des seules ventes?
- Précisément, quels changements envisagez-vous pour le secteur électrique?
- Dans la production d'électricité, deux transformations majeures sont en cours. La première est qu'il est déjà plus rentable d'économiser le courant que de le produire. La seconde, dont on ne parle pas suffisamment, est l'émergence des microproducteurs. Ce modèle va finir par s'imposer, même si les grandes compagnies électriques pensent le contraire. On s'achemine vers des productions décentralisées provenant du solaire, de la biomasse, de la géothermie, du couplage chaleur-force, des déchets, de la mini-hydraulique, bref d'une foule de nouvelles sources. Les consommateurs eux-mêmes seront aussi des producteurs et s'intégreront dans des réseaux dits intelligents. Les risques d'investissement par rapport aux grands réseaux étant moindres, ils seront très attractifs. Peu de gens le réalisent déjà: un sixième de la production d'électricité mondiale et un tiers des nouvelles capacités mises sur le marché proviennent des microcentrales. En Europe, en 2007, les nouvelles capacités de l'éolien ont dépassé celles provenant du gaz; il en sera de même cette année aux Etats-Unis. Et pour la première fois de l'histoire, la production des microcentrales a dépassé celle du nucléaire.
- Vous ne croyez pas à un retour du nucléaire?
- Non. Au niveau mondial, le surplus d'énergie nucléaire injecté a été inférieur à celui du photovoltaïque et représente un dixième des capacités éoliennes. Les raisons? Le nucléaire demeure une énergie chère, très centralisée et lente à mettre en œuvre. Même si vous prenez en compte l'argument des émissions de CO2 qui plaide en sa faveur, un calcul rapide montre que l'investissement dans le nucléaire n'arrivera pas à inverser à temps la tendance à l'augmentation des gaz à effet de serre. Au contraire. Le même dollar investi pour fermer une centrale thermique au charbon, stimuler les économies ou développer les nouvelles énergies renouvelables aura un effet deux à dix fois supérieur à ce même dollar dépensé dans l'industrie nucléaire. Les investisseurs privés l'ont compris: malgré des subventions qui couvrent les frais de construction, ils n'investissent pas dans une filière qui ne supporte pas la concurrence et ne peut s'épanouir que sous des régimes gouvernés par le centralisme ou «socialistes». Par essence, le nucléaire ne peut pas supporter la concurrence. Il est par essence impérialiste.
- Les biocarburants sont l'objet de vives critiques. Qu'en pensez-vous?
- Ce ne sont pas les biocarburants qui posent problème mais les matières premières utilisées, le conflit avec l'alimentation. Mais c'est une bonne idée que de vouloir valoriser la capacité des plantes à stocker l'énergie du soleil. Nous savons que le potentiel est non négligeable, notamment avec des plantes comme le switchgrass (ndlr: panic érigé en français; en Europe, le miscanthus géant ou roseau de Chine) qui offrent un bon rendement et peuvent même contribuer à préserver les sols de l'érosion. La biomasse constitue une source très intéressante pour de nouveaux matériaux et fibres. Bien sûr, la «bio-industrie» devra respecter les équilibres naturels et s'inscrire dans une agroforesterie durable.
- Avec la flambée des prix du pétrole, n'est-il pas devenu tentant de forer en Alaska, dans les réserves naturelles protégées, comme le propose d'ailleurs John McCain?
- C'est un non-sens absolu et une idée stupide à triple titre. Comme l'ancien directeur de la CIA James Woolsey a eu l'occasion de le dire devant les commissions, un oléoduc de 1200 kilomètres de long serait une cible pour des attaques terroristes, une cible parfaite même. Une telle infrastructure serait impossible à défendre. Sur le plan économique, l'idée est tout aussi absurde. Selon les estimations de l'Agence américaine de l'énergie, le pétrole des «réserves naturelles» représenterait quelques milliards de barils et 3% environ de l'énergie américaine en 2018. Selon cette même étude, le pétrole d'Alaska ferait baisser les prix à la pompe de 2 cents par gallon... Les compagnies pétrolières ne s'y pressent pas car les coûts d'exploration et d'exploitation dans les régions difficiles d'accès ont explosé ces cinq dernières années (+ 564%), bien plus que le prix du brut. Elles savent que ce pétrole ne sera jamais compétitif. N'oubliez jamais que la logique économique veut que l'on exploite d'abord les gisements les plus accessibles, en particulier les anciens forages qui redeviennent intéressants avec les progrès technologiques.
- Pensez-vous que le prochain président des Etats-Unis aura une politique différente?
- Tout dépend de qui sera élu. La politique actuelle de la Maison-Blanche est un échec. Je n'ai qu'un souhait: les mêmes règles pour tous et que les meilleures filières gagnent! Une taxe CO2 ou un système d'enchères des droits de polluer seraient utiles, à condition que l'on ne récompense pas les cancres. Mais, encore une fois, c'est l'innovation et la logique économique qui seront les facteurs les plus importants.
- Quels conseils donneriez-vous à un jeune ingénieur?
- Nous assistons à une double révolution dans les sciences de l'ingénieur qui, mises ensemble, peuvent contribuer à résoudre une part très importante des problèmes de la planète. La première consiste à concevoir des systèmes qui permettent d'économiser de très grandes quantités d'énergie et de ressources; la seconde émane de l'ingénierie bio-inspirée. Je pense en particulier à des matériaux capables de s'auto-assembler, de s'auto-nettoyer, à des cultures de bactéries pour produire de l'hydrogène, aux recherches qui visent à comprendre comment les insectes sont capables de capter l'humidité de l'air. Imaginez l'impact que pourrait avoir une telle invention pour un pays comme la Chine où 50% de la croissance de la consommation d'électricité résulte de la multiplication des climatiseurs. Pensez à des immeubles qui respirent comme les plantes, recyclent l'eau et produisent plus d'énergie qu'ils n'en consomment. La nature est une source d'idées et de stratégies pour stocker, élaborer et croître qui n'a pas fini de nous surprendre. Mon conseil à l'ingénieur: l'avenir est la frugalité.
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