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Le « Grand Jeu bis » de l'arme énergétique

COMMENTAIRE:
- pour ceux que le rechauffement climatique ne convainc pas, voici un argument de plus pour economiser l'energie et chercher des energies alternatives - y compris renouvelables

 Le « Grand Jeu bis » de l'arme énergétique

Les crises énergétiques passent et ne se ressemblent pas. Avec un cours du baril au-delà de 70 dollars, les pays producteurs de pétrole et de gaz utilisent une nouvelle arme : le pouvoir du pipeline. A la différence du choc pétrolier de 1973-1974, la flambée actuelle n'est pas due à une raréfaction de l'offre mais à une forte augmentation de la demande énergétique en raison notamment de l'impressionnante expansion économique chinoise et indienne. Certes, les sources d'énergie et leur distribution ne permettent pas de contrôler le monde entier, mais elles permettent au moins de contrôler des continents. Le président du Venezuela Hugo Chavez a eu le sens de l'histoire en persuadant cette année ses homologues argentin Nestor Kirchner et brésilien Lula d'examiner un projet de construction d'un gazoduc de quelque 8.000 kilomètres pour transporter du gaz vénézuélien jusqu'à l'extrémité sud du continent latino-américain. « El Gran Gasoducto del Sur » (le grand gazoduc du Sud) sera « la locomotive » qui permettra de déclencher un changement dans les sociétés sud-américaines, « de vaincre la pauvreté et l'exclusion » et de parvenir « à un nouveau processus d'intégration », a-t-il dit. Que ce projet pharaonique voie le jour ou non, les grandes manoeuvres énergétiques du Venezuela dépassent largement le continent. Pour réduire sa dépendance à l'égard de son principal client, les Etats-Unis, Caracas s'est aussi rapproché de la Chine en lui promettant d'augmenter de cinq fois ses livraisons d'or noir d'ici à 2012. Le président bolivien Evo Morales, émule de Chavez, a décidé, lui, le 1er mai, de nationaliser les hydrocarbures au grand dam de compagnies pétrolières occidentales et du Brésil, son client. La Bolivie veut aussi se lancer dans la construction d'un gazoduc pour desservir le Paraguay et l'Uruguay.

A des milliers de kilomètres, une autre partie se joue entre la Russie, l'Asie et l'Europe, une sorte de « Grand Jeu bis ». « Ce serait ironique si la direction des pipelines et leur localisation deviennent les équivalents modernes des rivalités coloniales du XIXe siècle », notait récemment Henry Kissinger en référence au conflit colonial russo-britannique surnommé le « Grand Jeu ». Mais le champ de tension dépasse au XXIe siècle la seule Asie centrale. Vladimir Poutine conçoit le « Grand Jeu » dans une zone allant des Balkans à l'Extrême-Orient, de l'Europe à la Chine. La suspension des livraisons de gaz à l'Ukraine au début de cette année a provoqué une onde de choc en Europe de l'Ouest qui dépend aussi de cet approvisionnement. Le jeu de Moscou ne s'arrête pas au seul serrement ou desserrement du robinet, mais consiste aussi à exercer des pressions à l'intérieur même de l'Union. Et là encore on retrouve le pouvoir du pipeline. Au début mai, le ministre de la Défense polonais Radek Sikorski s'était même aventuré à comparer la construction au fond de la Baltique d'un gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne et donc contournant son pays, l'Ukraine et les pays Baltes, au « pacte Ribbentrop-Molotov ». Une comparaison outrancière entre la réalisation d'un pipeline (qui doit également atteindre la France, les Pays-Bas, le Danemark) et le pacte de non-agression qui devait permettre à Hitler d'envahir la Pologne sans attaque soviétique.

Cette comparaison montre le niveau d'inquiétude - et de ressentiment - chez les anciens satellites de Moscou. L'amertume est d'autant plus forte que l'ancien chancelier Gerhard Schröder a été nommé à la tête du conseil de surveillance de l'entreprise chargée de la construction du gazoduc dans laquelle Gazprom est majoritaire. Dans une sorte de guerre froide verbale, Vladimir Poutine avait également suggéré que la Russie pourrait rediriger ses exportations de gaz vers l'Asie, notamment la Chine, pour protester contre de prétendues barrières érigées par les Européens contre Gazprom. Parallèlement, la Russie a lancé le mois dernier les premiers travaux d'un oléoduc qui doit relier la Sibérie orientale vers l'océan Pacifique avec comme objectif d'atteindre le Japon et vraisemblablement la Chine. La Russie n'est pas seule dans cette course de vitesse. La chute du régime des talibans à Kaboul après le 11 septembre 2001 a ouvert la voie à un autre grand projet béni par les Etats-Unis : celui de faire passer à travers l'Afghanistan un gazoduc reliant le Turkménistan au Pakistan et à l'Inde. En signant le mois dernier un accord de principe pour le Tapi (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde), New Delhi a néanmoins voulu réaffirmer son intérêt pour l'autre grand projet de transport de gaz depuis l'Iran en passant par le Pakistan également. Mais cette réalisation n'est pas encore réellement sortie des cartons. Lors de sa dernière visite au Pakistan et en Inde, le président George W. Bush a certes levé l'opposition de principe des Etats-Unis à ce dernier projet. Mais l'Inde, qui a obtenu de Washington un ferme appui à son programme nucléaire civil, a pris ses distances vis-à-vis de l'Iran en se rapprochant nettement des positions occidentales à l'AEIA (Agence internationale de l'énergie atomique) face à la république islamique. L'Amérique a mené une autre stratégie d'évitement aussi bien de la Russie que de l'Iran en appuyant la réalisation de l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan qui permettra de fournir depuis l'Azerbaïdjan, en passant par la Géorgie puis la Turquie, les marchés occidentaux via des tankers, sans passer par la Russie.

C'est là l'une des limites de l'utilisation de l'arme énergétique. Comme lors de la crise de 1973-1974, la menace énergétique a comme conséquence d'encourager les pays consommateurs à suivre des politiques d'économies d'énergie, voire de contournement en diversifiant au maximum les sources d'approvisionnement. Cela est valable pour la Russie, mais aussi pour un petit pays comme la Bolivie. Le Brésilien Lula évoquait ainsi récemment les efforts de son pays pour produire de l'éthanol et du biodiesel. Vraisemblablement une goutte d'eau dans un océan, mais nombre de pays comme l'Ukraine voire même l'Allemagne s'interrogent sur la construction de centrales nucléaires civiles. Tout en inventant, selon l'expression de Thomas Gomart, de l'Ifri (Institut français des relations internationales), « la dissuasion énergétique par empirisme », Vladimir Poutine n'a pas respecté un autre principe de toute bonne dissuasion : « le non-emploi ». Ce qui à terme menace sa crédibilité. De plus, même si la Russie avec 6 % des réserves mondiales de pétrole et 31 % de gaz est une puissance énergétique, elle fait aussi face à des besoins croissants en matière énergétique. Ce qui à terme limitera sa capacité d'action entre l'Asie et l'Europe. Sans oublier que le pouvoir du pipeline a une autre limite : il reste une cible facile des attaques terroristes. Le monde est loin d'être parvenu à la « sécurité énergétique », thème du prochain sommet du G8 de juillet en Russie.

JACQUES HUBERT-RODIER est éditorialiste aux « Echos ». jhubertrodier@lesechos.fr
http://www.lesechos.fr/journal20060608/lec1_idees/4431734.htm


08/06/2006
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