Revue de presse - Savoie

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OGM : dix ans de bataille sans vainqueur

Mardi 7 février au soir, quatre épais documents de plus de 1.000 pages quittaient discrètement les bureaux genevois de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour être portés dans les ambassades de l'Union européenne, des Etats-Unis, du Canada et de l'Argentine. Ce rapport intérimaire, le jugement du panel de l'OMC sur la plainte déposée en 2003 par les Etats-Unis, l'Argentine et le Canada contre le moratoire de l'Union européenne sur les OGM entre 1998 et 2003, est une pièce maîtresse dans la bataille mondiale que se livrent les Etats-Unis et l'Europe sur les OGM depuis dix ans. Encore confidentiel, le temps que les parties communiquent leurs observations, il devrait être publié en avril. Toutefois, les plaignants ont déjà crié victoire. L'OMC confirmerait le moratoire indu, mais mettrait surtout en cause les moratoires nationaux de certains Etats membres, qui ont refusé l'importation d'OGM pourtant autorisés par la Commission européenne. Cette dernière, de son côté, a souligné qu'il n'y avait pas de remise en cause de sa nouvelle législation, qu'elle attribuait depuis 2004 de nouvelles autorisations et qu'il vaudrait mieux tourner la page et oublier les querelles du passé.

Une apparente courtoisie qui masque une féroce bataille commerciale mais aussi un combat d'idées à l'échelle planétaire. Une guerre enclenchée dès la commercialisation par Monsanto de sa première semence génétiquement modifiée en 1996. Et Bruxelles sait qu'il ne suffira pas de jouer sur le registre « tout cela, c'est du passé ». Car lorsque les Etats-Unis ont déposé plainte, l'Union européenne s'était déjà dotée en grande partie de sa nouvelle législation d'autorisation des OGM. Pourquoi dans ces conditions porter plainte et ne pas attendre tranquillement que Bruxelles reprenne le processus d'autorisations des OGM ? Bien entendu pour exercer une pression sur l'Europe, mais surtout pour avertir le reste du monde. Il faut rappeler que 2003 a été une année clef sur ce dossier. En mai, les Etats-Unis déposaient plainte à l'OMC, sans cacher qu'il s'agissait en grande partie pour eux de décourager les autres pays d'utiliser l'approche réglementaire européenne. En juin, le protocole sur la prévention des risques biotechnologiques, dit le protocole de Carthagène, qui permet à tout Etat de refuser l'importation d'un OGM si celui-ci met en danger sa biodiversité, entrait en vigueur, en dépit du lobbying exercé par les Etats-Unis. En juillet 2003, l'Union européenne adoptait la directive 2001/18, qui régit la procédure d'autorisation des OGM et impose une évaluation des risques bien plus stricte qu'outre-Atlantique. Cette année-là, les Etats-Unis perdaient donc deux manches.

Depuis, la question des OGM reste l'un des grands sujets de la mondialisation, qui dessine une nette ligne de fracture entre les pays de l'OCDE et s'affranchit d'une division plus classique entre les pays du Nord et du Sud. Les Etats-Unis ont beau souligné que 21 pays et 8,5 millions d'agriculteurs cultivent à présent des OGM, cela laisse de côté plus de 160 pays et la majorité des 3 milliards de paysans que compte la planète. Le jugement de l'OMC permettra-t-il aux Etats-Unis de regagner une manche ? Rien n'est moins sûr. Jamais le champ de bataille n'a été aussi confus. D'un côté, les libéraux, les grands utilisateurs des OGM, Etats-Unis en tête, suivis du Canada, de l'Argentine, qui se retranchent en droit international derrière le « principe d'équivalence en substances » prôné par l'accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (accord SPS) de l'OMC. En gros, tant que la nocivité pour l'environnement ou la santé n'a pas été scientifiquement démontré, il n'y a pas lieu de refuser l'importation des OGM. De l'autre, les « régulateurs », au premier rang desquels l'Union européenne suivie par le Japon, qui se retranchent derrière le « principe de précaution », selon lequel tant que l'absence de risques n'a pas été scientifiquement démontrée, le doute est suffisant pour interdire un OGM. Les premiers refusent l'étiquetage des produits contenant des OGM, les seconds l'imposent. Une question loin d'être anodine, au vu de la sensibilité des consommateurs. Par exemple, lorsque des associations de consommateurs coréennes avaient montré en 2001 que 70 % du tofu consommé contenait des OGM, la consommation avait chuté de 70 % en un mois, et la Corée avait été conduite à réduire ses importations de soja américaines de 59 %.

Sur le modèle européen, de nombreux pays se sont dotés d'une stricte législation sur la biosécurité, parmi lesquels la Chine, le Mexique, le Japon, l'Inde, la Malaisie, l'Indonésie, le Kenya qui sont pour l'étiquetage. A ce jour, 132 pays, dont le Brésil, la Chine et l'Inde, ont ratifié le protocole de biosécurité. Parmi les grands absents, on trouve logiquement les plus grands utilisateurs : les Etats-Unis, le Canada, l'Argentine, mais aussi la Russie, la Corée, les Philippines et un grand nombre de petits pays en développement.

Toutefois, rien n'est simple et le débat fait rage sur toute la planète. L'Australie par exemple adopte une attitude stricte au niveau national, mais se montre très libérale à l'international, alors même que 9 sur 10 de ses Etats ont décrété un moratoire sur les OGM. La prochaine réunion internationale sur le protocole de Carthagène, où doivent se régler les modalités d'étiquetage des transports et des échanges transfrontaliers d'OGM, aura valeur de test. Alors que l'ensemble des pays étaient quasiment parvenus à un consensus sur la façon dont on doit signaler la présence d'OGM dans les cargaisons, le Brésil et la Nouvelle-Zélande ont fait échouer in extremis les négociations, jouant les porte-parole des Etats-Unis qui souhaitent que l'étiquetage soit le plus laxiste possible. Une discussion qui reprendra en mars prochain.

Dans cette bagarre pour la gouvernance mondiale des OGM, 3 pays vont jouer un rôle clef à l'avenir : le Brésil, la Chine et l'Inde. Le premier, après avoir longtemps plaidé pour le moratoire, a finalement adopté une législation permissive et est devenu un grand producteur de soja OGM. La Chine et l'Inde, producteurs de coton OGM, ont au contraire adopté de strictes règles d'étiquetage mais multiplient les recherches publiques sur les biotechnologies. La Chine a ainsi plusieurs fois annoncé la mise au point d'un riz génétiquement modifié, mais son comité de biosécurité n'est toujours pas parvenu à un accord sur son lancement. Ainsi, l'avenir des OGM est moins soumis au différend entre l'Union européenne et les Etats-Unis qu'aux recherches publiques menées par ces grands pays émergents. Quoi qu'il en soit, au regard des incertitudes scientifiques, la question de l'étiquetage reste une bataille cruciale, dont le sort est encore loin d'être tranché.

ANNE BAUER est journaliste au service Services des « Echos ». abauer@lesechos.fr

Les Echos du 20 février 2006 - Page 16



20/02/2006
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