Revue de presse - Savoie

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Sarkozy, le soixante-huitard - Pascal Bruckner

Rebonds

Le conservatisme est passé dans le camp de celle qui est censée le combattre: la gauche.

Sarkozy, le soixante-huitard

Par Pascal BRUCKNER - QUOTIDIEN : lundi 14 mai 2007 - Pascal Bruckner écrivain.

Dans l'histoire de France, on le sait, la Restauration ne fut pas le rétablissement de l'Ancien Régime, mais sa liquidation douce, l'acclimatation des idées révolutionnaires au XIXe siè cle, la perte de pouvoir progressive de la monarchie et de l'Eglise au profit des républicains. Pareillement, le réquisitoire anti-68 de Nicolas Sarkozy ne doit pas masquer qu'il en est l'héritier plus que le pourfendeur. Son slogan de candidat «Ensemble tout devient possible »  et la croyance dans les vertus de l'action collective sont aux antipodes du pessimisme historique de la droite (et fait écho à ce mot de Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis» ).

Le style nerveux, dynamique de l'homme, s'il est classique dans le message, est moderne dans la forme. Rien à voir avec l'allure empesée, louis-philipparde, d'un Balladur ou d'un Giscard. Son volontarisme dément le déterminisme philosophique qu'il afficha lors de ses entretiens avec Michel Onfray à propos des prédispositions génétiques des pédophiles. Sa vie privée de père de famille recomposée, ses démêlés conjugaux et son rapport décomplexé à l'argent sont typiquement post-soixante-huitards. Une Cécilia Sarkozy eût été impensable sous de Gaulle et Pompidou, quand le féminisme était encore balbutiant. Enfin, sans Mai 68 et son esprit de générosité, jamais les Français n'auraient élu un fils d'immigré, juif et hongrois : souvenons-nous des avanies, des insultes que dut subir dans les années 50, pour cause de judéité, un Mendès-France (surnommé « Mendès, pas France» ). C'est plutôt Ségolène Royal, grande femme sage au sourire de Madone, au message évangélique « Aimons-nous les uns les autres», qui incarnerait la France d'hier, malgré sa défense de 68.

Cette trajectoire étonnante du maire de Neuilly-sur-Seine illustre un phénomène paradoxal, à savoir que depuis une trentaine d'années le conservatisme est passé peu à peu dans le camp de celle qui fait profession de le combattre : la gauche. Ce conservatisme s'énonce toujours dans le langage de la révolution, dans une rhétorique de l'anticapitalisme empruntée à la mouvance communiste. Bolchevique dans l'opposition, mais libéral au pouvoir où il privatise à tour de bras, le Parti socialiste est resté prisonnier de son surmoi gauchisant, des groupes trotskistes, altermondialistes, écologistes, dont il persiste à singer l'idéologie. Tous les partisans de l'immobilisme qui se battent uniquement pour «préserver les intérêts acquis» se doivent d'emprunter le discours du mouvement, au point que le gauchisme était devenu, avant l'irruption de Ségolène Royal sur la scène, la maladie sénile du socialisme.

Ce nouveau passéisme enrobé dans le langage des sans-culottes est assez déconcertant de prime abord, puisqu'il superpose slogans subversifs et revendications corporatistes. Ici, le sens manifeste doit s'entendre à l'inverse du sens réel : sous la mousse verbale, sous l'appel au soulèvement, il faut comprendre éloge de l'ordre établi, respect du statu quo. Ce camouflage langagier manifeste surtout une même frayeur face à la marche du temps et aux transformations du monde. A tort ou à raison, les socialistes donnent le sentiment de vouloir geler l'Histoire et d'avoir choisi le parti de l'inertie.

Depuis Mitterrand, deux conservatismes, de droite et de gauche, se coalisent pour freiner toute réforme d'envergure. L'accusation de «réactionnaire» lancée à l'endroit de certains intellectuels par les gardiens de l'orthodoxie est à cet égard révélatrice : quiconque ne parle pas la novlangue progressiste est immédiatement frappé d'anathèmes. Invoquer le poids des traditions, rappeler l'importance du facteur national, protester contre le délabrement scolaire, l'infantilisation de l'individu, vaut à certains d'être voués aux gémonies. En d'autres termes est qualifié de «réactionnaire»  quiconque fait preuve d'intelligence et envisage les problèmes dans leur complexité. Il faut savoir gré à Ségolène Royal de s'être battue à fronts renversés, d'avoir introduit dans sa campagne des thèmes tabous dans son camp : le drapeau, la patrie, la famille, le travail, la Marseillaise... Tandis que son concurrent invoquait les mânes de Léon Blum et Jean Jaurès, et faisait l'éloge du labeur ouvrier. Si bien qu'à un certain moment, les deux candidats semblaient se répondre l'un l'autre, par-delà leurs divergences, comme atteints d'écholalie. On l'a beaucoup dit : un souffle d'air frais a balayé la France durant ces élections. Notre vieux pays, délaissant mythes et fables, a accepté le diagnostic sans concession posé sur lui.

La rage souvent abjecte que Nicolas Sarkozy a suscitée vient de là : il a volé à la gauche son trésor et sa langue, il l'a dépouillée comme un bandit de grand chemin, il l'a même, crime de lèse-majesté, privé de son meilleur ennemi, Jean-Marie Le Pen. Il a renvoyé la gauche à ses archaïsmes, à ses radotages, à ses lubies. Le roi est nu. Au Parti socialiste de savoir s'il veut mourir, pour mieux ressusciter comme la plupart des gauches européennes, ou dépérir dans le culte des pensées mortes : rien de plus narcissique que l'utopie quand elle préfère la sécheresse de l'idée à la richesse de la réalité. Il serait triste que le camp de la rose, déjà vaincu, se laisse en outre déposséder de sa rénovation par un leader du centre droit, François Bayrou.

Le nouveau président a trop promis pour avoir droit à l'erreur. Il a gagné cette élection sur un double message : ordre et rupture. Le pari est audacieux mais risqué. Nicolas Sarkozy n'aime rien tant que les grands écarts : il s'affiche libéral et dirigiste, patriote et européen, laïc et croyant, gaulliste et atlantiste. Selon qu'il penchera d'un côté ou de l'autre, toute son action s'en trouvera modifiée. Contrairement à ce qu'il dit, c'est l'économie de marché, et non Mai 68, qui détruit les valeurs dont la droite se veut le défenseur. C'est le capital, Marx l'a souvent écrit, qui bouleverse familles, lignages, moeurs, transgresse les frontières, casse les solidarités et fait de chaque individu un agent rationnel soucieux avant tout de sa réussite et de son bonheur.

Nicolas Sarkozy réussira-t-il à être à la fois Thatcher et Blair, celui qui réforme en profondeur et celui qui adoucit la dureté des réformes ? Pourra-t-il condenser en un quinquennat deux séquences historiques qui ont pris trente ans en Grande-Bretagne ? Ou bien renoncera-t-il au changement pour chausser peu à peu les bottes de Mitterrand et de Chirac ? La vraie rupture n'est jamais tranquille.



17/05/2007
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