Revue de presse - Savoie

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«L'Europe politique est morte» - par Michel Rocard

«L'Europe politique est morte» - par Michel Rocard

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L'ancien premier ministre français Michel Rocard veut une Europe politique et sociale forte pour faire rempart contre le capitalisme financier.

nvité par le Festival du film et forum international sur les droits de l'homme (FIFDH) et membre du Collegium International, Michel Rocard s'exprimait il y a quelques jours à Genève sur le rôle des droits économiques, sociaux et culturels en marge du Conseil des droits de l'homme. Dans les bureaux du Temps, la discussion s'est engagée sur l'impuissance européenne face à la crise du Darfour, avant que le député européen ne dresse un portrait de l'Europe au moment où l'on fête le 50e anniversaire du Traité de Rome.

«Le Darfour est un drame absolu. C'est probablement le premier génocide du XXIe siècle. La communauté internationale n'a pas la légitimité ni les moyens pour donner à sa pression sur les gouvernements une allure plus contraignante. L'Europe est presque absente, sans surprise. L'Europe est en crise. L'Europe politique est morte. Une bonne moitié des nations membres de l'Union européenne y sont venues pour en faire une grande Suisse... C'est une reconnaissance d'une façon de vivre et de concevoir l'univers en ne s'en occupant pas et en gérant avec une absolue neutralité ses affaires. C'est une conception suisse, c'est une conception britannique.

Je suis devenu militant européen en 1945 au retour des déportés, quand j'ai compris que Hitler avait été élu au suffrage universel. J'ai compris que la politique était une chose grave et qu'il fallait rendre la guerre impossible pas seulement par des traités mais aussi par des structures. L'Europe, c'était cela. On en rêvait depuis un siècle. La première évocation des Etats-Unis d'Europe remonte à 1851 dans la bouche de Victor Hugo. On en a reparlé, en France, en Allemagne, après l'immense boucherie de la Guerre de 14-18. L'élection de Hitler est venue tout casser.

En 1945, sur un champ de décombres, les fondateurs de ce qui s'appelle aujourd'hui l'UE s'étaient dit qu'on n'arriverait jamais à obtenir des transferts de souveraineté significatifs de la part de parlements nationaux. Par conséquent, l'idée a été de créer l'Europe en tissant entre les pays qui le voulaient des interdépendances techniques suffisamment fortes pour créer ce lien qui favorise la paix par indissolubilité. Ce calcul s'est révélé en partie faux, puisque le pouvoir est resté national. Mais il est vrai que ces interdépendances se sont multipliées: Traité du charbon et de l'acier, les douanes, le traité Euratom sur l'énergie civile nucléaire, un droit commercial commun, etc.

Puis la Fédération de Yougoslavie a implosé à nos côtés. C'est apparu comme une espèce de scandale. Il y a eu une dénonciation morale de l'impuissance de l'Europe. Et là, les chancelleries sont tombées d'accord pour dire qu'il fallait faire un petit quelque chose. Le petit quelque chose est ridicule puisque c'est le Traité de Maastricht, qui dit qu'on étendra l'activité de l'Union à quelques éléments de l'espace judiciaire et à quelques éléments de politique étrangère. On ne fait pas une politique étrangère commune, mais des actions communes de politique étrangère qui ne peuvent être décidées qu'à l'unanimité. Nous voilà maintenant 27. A l'unanimité, il y en a toujours un qui n'est pas d'accord. Bref, c'est la paralysie. L'Europe politique a été assassinée dès le Traité de Maastricht.

La diplomatie qui a conduit cette bataille, parce qu'elle ne veut à aucun prix entendre parler d'Europe politique, c'est la diplomatie britannique. Elle a gagné. Ils ont adhéré en 1972 avec cela dans la tête: empêcher que l'Europe n'étende sa faculté intégratrice en dehors du champ de l'économie et de la finance; maintenir un marché pour les produits. Elle a gagné avec beaucoup de talent. Cette diplomatie est gérée infiniment mieux que toutes les autres et avec une très étonnante continuité interpartisane. Mais elle a surtout gagné parce qu'il était plus facile de dire non que de construire. Et aussi parce qu'elle a l'accord implicite de plus de la moitié des membres du Conseil.

Le 50e anniversaire du Traité se fête dans la morosité. Les Français ne savent pas penser l'Europe autrement qu'en termes politiques. Donc on pleure sur la mort de l'Europe politique. On passe des heures à régler nos comptes avec ceux d'entre nous qui ont fait voter non au projet de traité constitutionnel et qui ont achevé l'assassinat. C'était une ambulance. L'Europe politique était grabataire, mais elle est achevée. Il n'y a plus d'enthousiasme. Plus personne n'y croit. C'est une situation dans laquelle aucun gouvernement n'est fondé à prendre le risque d'un référendum. Cela se perd partout.

Mais il ne faut pas oublier que ce qu'on a fait est complètement inouï, puisque nous est né sous le nom d'Europe le plus grand ensemble économique et financier de tous les temps. Nous avons pratiquement achevé le caractère unique, l'intégration du marché intérieur pour 540 millions d'hommes, de femmes, d'enfants. C'est deux fois la taille des Etats-Unis, 120% de leur PIB.

Dans les drames du monde actuel, il n'y a pas que les droits de l'homme, les guerres, les horreurs et le Darfour. Il y a aussi une transformation du capitalisme mondial. De 1945 à 1975, dans tous les pays développés, nous étions en croissance économique rapide de l'ordre de 5% par an. Nous ne connaissions pas de crises financières systémiques. Et, surtout, il y avait le plein emploi. Cela s'explique largement par la baisse régulière de la durée du travail. Ce capitalisme-là vivait sur des régulations qui avaient été inspirées par les drames d'avant, la crise de 1929 ou la guerre, et ces régulations étaient stabilisatrices.

La première, c'est l'existence d'un gros système de sécurité sociale. La deuxième, c'était la politique de Keynes qui avait enseigné comment utiliser les pouvoirs monétaires et budgétaires pour contrebalancer les oscillations du système. Le troisième régulateur, le plus fort, a été inventé par Henry Ford pour sortir de la crise mondiale dans les années 1932-1933: «Je paie mes salariés pour qu'ils m'achètent mes voitures.» Cela voulait dire: il n'y aura de consommation de nos produits - que le génie du capitalisme nous permet de fabriquer en masse - que s'il y a consommation de masse. Cela dure trente ans. C'est durant ces trente ans que l'Europe s'est créée.

Et puis tout a craqué. On a changé de capitalisme. L'équilibre du système du plein emploi et de la régulation forte, c'était: l'actionnaire est mal rémunéré, on en donne plus à la main-d'œuvre pour qu'elle continue à acheter. On parlait beaucoup de conscience professionnelle et d'esprit d'entreprise. Tout cela a valsé maintenant puisque les entreprises n'ont plus aucune identité: elles sont à vendre, elles changent de nom tout le temps, c'est des actifs en Bourse exclusivement.

Ce qui s'est passé, c'est qu'en vingt ou trente ans les actionnaires se sont regroupés. Cela s'appelle fonds de pension, les plus omniprésents, fonds d'investissement, les plus brutaux, ou fonds d'arbitrage, «hedge funds», les plus mal vus mais pas les plus dangereux. Tout cela a exercé une énorme pression pour extraire du dividende, de la rémunération. Dans la France de 2005, si on avait réparti le fruit de la richesse qu'on a été capable de produire cette année-là comme on l'avait réparti en 1981, nous aurions eu 150 milliards d'euros de plus de salaires et de prestations sociales, donc de consommation. Ce qui aurait voulu dire probablement deux points de plus de croissance et un million d'emplois de plus.

C'est partout comme cela. Le même mouvement s'observe aux Etats-Unis, et on a déjà des éléments statistiques qui nous le font observer dans les pays de l'Est à peine arrivés dans le capitalisme. Le résultat, c'est qu'il n'y a plus assez de pouvoir d'achat, la croissance est devenue molle, et nous avons dans tous nos pays une somme d'environ 20% de la population qui est marginalisée sous diverses formes, les chômeurs, les travailleurs précaires et puis les pauvres qui sont déconnectés du marché du travail.

De 1945 à 1990, on a zéro crise financière internationale. Depuis, on a eu trois crises latino-américaines; l'immense crise de la e-economie en 2001; la grande crise financière de 1992 où la livre sterling, la peseta espagnole et la lire italienne giclaient en dehors du système monétaire européen. Et la plus tragique parce que la plus profonde, la crise asiatique de 1997. Chacune de ces crises fait mal à 15 pays et a tendance à être plus grave que la précédente. Nous sommes dans un système qui met les gens dans une situation d'insécurité dont ils ne veulent plus.

Le pronostic, c'est qu'on va dans le mur et que toutes les tendances se détériorent: la précarisation du travail et l'instabilité ne cessent d'augmenter. On parle en ce moment sous la menace d'une crise de l'immobilier américain. Or, aux Etats-Unis, le financement de l'expansion se fait largement à crédit. Pour tenir, il leur faut emprunter 2 milliards de dollars par jour. S'il y a un effondrement des prix de l'immobilier, c'est toute la consommation qui s'effondre. Ensuite, la dette extérieure américaine, 1000 milliards de dollars, est non soutenable, non remboursable. Cela commence à poser un problème à tous les prêteurs de continuer à alimenter ce trou sans fond. C'est complètement terrifiant parce que cela peut nous conduire à une récession mondiale façon 1929.

Avec une économie intégrée, l'Europe a la taille pour se protéger. L'euro est un abri antisismique contre les secousses financières tellement il est puissant. L'euro aura un rôle décisif, ne serait-ce qu'en étant l'instrument de refuge des monnaies qui voudraient fuir les placements en dollars. La régulation peut renaître en Europe. La communauté économique et scientifique sort de son engouement pour les thèses de l'optimalité du marché de Milton Friedman. Elle découvre que cela ne marche pas. Ce qui me rend optimisme, c'est que cela fait une douzaine d'années que le jury du Prix Nobel d'économie a cessé de couronner des ultralibéraux, des monétaristes, des bricoleurs de statistiques géniaux. Avec Amartya Sen, c'est le retournement. C'est le décortiqueur des injustices effrayantes d'un système qui aggrave les inégalités partout et maintient la pauvreté dans tout le tiers-monde. Sur le front de la science économique, les travaux de recherche créateurs d'une meilleure régulation possible sont engagés. Il y a moins d'un mois s'est créé à Paris un équivalent de la London School of Economics. C'est une école à dominante de pensée régulatrice.

Je suis heureux et enthousiaste que le travail scientifique de définition d'une nouvelle régulation s'amorce. L'Europe en est le seul soutien politique, institutionnel et juridique possible. Mais, pour le moment, la majorité des forces qui gouvernent l'Europe est friedmanienne, monétariste.

Tout le monde est d'accord pour dire que le libre-échange est un progrès de l'humanité. C'est par le libre-échange qu'on est sorti des économies nationales qui n'arrivaient pas à capter correctement les inventions techniques et financières qu'on appelle le capitalisme. Mais c'est l'absolutisme qui est dangereux. Le dogme de l'extension du libre-échange risque de casser tout.

L'Europe est facteur d'optimisme car, même sans dimension collective, même avec une Europe politique morte, elle est le seul outil de réponse potentiel. Les conditions pour que cela marche, c'est que le consensus de la profession des économistes sérieux se fasse plus large et plus net. Il faut qu'une somme de victoires électorales donne une majorité orientée dans le sens de la régulation. La droite intelligente comprend que, sans régulation, on va dans le mur. A gauche, vous avez les séquelles des gens qui croient toujours aux vertus de l'économie administrée, on en a assez dans le Parti socialiste français pour nous paralyser la vie.

Je suis un Européen optimiste sur le long terme mais navré de la mauvaise passe où nous sommes.»


23/03/2007
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