L'ombre de la grande crise
L'ombre de la grande crise
http://www.politis.fr/L-ombre-de-la-grande-crise,523.html
Des États-Unis comme de Chine
proviennent les premiers craquements de l'économie mondiale.
La crise est-elle inéluctable ? L'économiste Pierre
Larrouturou en analyse les causes et propose quelques solutions
politiques
En affirmant que « l'économie
américaine pourrait entrer en récession avant la fin de
l'année », Alan Greenspan, l'ancien président de
la Reserve Federal Bank, a récemment déclenché
un début de panique sur les marchés financiers. À
l'origine de cette prophétie pessimiste, le gigantesque
endettement des États-Unis. Certes, l'an dernier, le PIB
américain a encore augmenté de 3,3 % (2,3 % si l'on
considère le PIB par tête), mais, dans le même
temps, la dette totale augmentait de 2 178
milliards, soit 19 % du
PIB. Soit une hausse 6 fois plus rapide que celle du PIB ! Par
comparaison, il faut savoir que, lorsque la crise de 1929 éclata,
la dette américaine représentait 130 % du PIB. Elle
vient de dépasser les 250 % ! On comprend que Greenspan
s'inquiète...
En étudiant les « séries
longues » de la Reserve Federal, on constate que le ratio «
dette totale/PIB » est demeuré constant entre 1950 et
1980, c'est-à-dire tant que les États-Unis
fonctionnaient avec un
compromis fordiste (qui reposait sur des
salaires corrects permettant un bon niveau de consommation sans
endettement). La croissance était plus forte qu'aujourd'hui.
Les inégalités étaient bien moindres et la dette
plus faible.
Mais, depuis le début des années
1980 (voir graphique p. 9), la politique menée par Ronald
Reagan et ses successeurs a provoqué une hausse considérable
de la dette. Augmentation de la dette publique à cause des
baisses d'impôt (et de l'augmentation du budget de la Défense),
mais, surtout, augmentation de la dette privée (76 % de la
dette totale) du fait de la précarisation d'un grand nombre de
salariés et de l'incitation faite au plus grand nombre à
s'endetter plutôt que d'exiger un plus juste partage de la
valeur ajoutée. Dans tous nos pays, la présence d'un
grand nombre de chômeurs et de précaires déséquilibre
gravement la négociation sur les salaires : dans la plupart
des entreprises, la négociation se réduit à «
si t'es pas content, tu peux aller voir ailleurs... ». De ce
fait, chaque année, ce qui va aux salaires dans la richesse
nationale diminue : en France, salaires et cotisations représentaient
79 % du PIB en 1982, ils n'en représentent plus que 67 %
aujourd'hui. Cette année, en France, quelque 190 milliards
d'euros vont aller au capital, alors qu'ils iraient aux
salaires
si on retrouvait l'équilibre de 1982 !
Un tel
déséquilibre dans le partage de la richesse aurait dû,
depuis longtemps, ralentir la croissance : les 10 % les plus riches,
qui profitent au maximum de cette évolution, ne peuvent pas
faire 6 repas
par jour ni acheter chacun 5 voitures. Et les 40 %
du bas de l'échelle devraient voir leur consommation diminuer
assez nettement, puisque le revenu tiré de leur travail
diminue chaque année... C'est ici qu'intervient le savoir
faire de M. Greenspan et de ses collègues des grandes banques
qui, depuis vingt ans, ont permis de compenser l'appauvrissement
relatif des classes moyennes et des salariés pauvres par un
haut niveau d'endettement. Hélas, la fuite en avant a des
limites. Jamais les profits n'ont été aussi importants
des deux côtés de l'Atlantique, mais jamais la dette n'a
atteint des niveaux aussi déraisonnables. Car l'évolution
est la même dans tous les pays que l'on nous donne en exemple
pour leur fort taux de croissance. Espagne, Irlande, Norvège,
Danemark ou Grande-Bretagne ont tous un point commun : la dette
privée atteint des niveaux ahurissants.
Si les
États-Unis tombent vraiment en récession, « le
dollar peut perdre 30 à 40 % de sa valeur en quelques
semaines, ce qui ruinerait complètement les capacités
d'exportation de l'industrie européenne, expliquent les
économistes du Centre Bruegel (un think-tank installé à
Bruxelles). Dans le meilleur des scénarios, l'Europe perdrait
3 millions d'emplois ». Mais c'est sans doute en Asie que les
conséquences d'une récession américaine
pourraient être les plus graves. Dans un éditorial du 2
février, « La bombe chinoise », les Échos
insistent sur les conséquences qu'aurait en Chine une
récession américaine : l'essentiel de la croissance
chinoise vient en effet de la consommation des ménages
américains. Si les États-Unis tombent vraiment en
récession, la
situation sociale de la Chine, déjà
très tendue, peut devenir ingérable, car il n'y a
aucune couverture sociale pour les chômeurs. Et, vu la course
au surarmement que l'on observe autour de Taiwan, nul ne sait quelles
seront, en Asie, les conséquences d'une récession
américaine. «Taiwan jouera au XXIe siècle le rôle
qu'a joué l'Alsace-Lorraine au siècle dernier »,
affirment bon nombre de stratèges. Il faut être aveugle
pour ne pas voir monter les périls. Ainsi, le 2 mars, les
États-Unis ont confirmé leur intention de vendre des
centaines de missiles à Taiwan en réponse à ses
« besoins légitimes d'autodéfense ».
Deux
jours plus tard, la Chine annonçait une augmentation de 18% de
son budget militaire...
Par mes livres et mes articles,
j'essaye depuis plusieurs années d'attirer l'attention des
dirigeants politiques sur les déséquilibres qui
s'accumulent. Depuis deux mois, par mails et par
courriers
recommandés, je n'ai de cesse d'alerter les
dirigeants du PS sur la réalité du monde qui nous
entoure. Peut être mes courriers ont-ils eu quelque effet
puisque, le 22 février, François Hollande a expliqué
qu'« en cas de difficultés internationales, les
socialistes ajusteront leurs promesses ». Quant à
Ségolène Royal, elle estimait le 28 février
qu'il faudrait sans doute « serrer les dents pendant un an ou
deux »... « Ajuster nos promesses » (à la
baisse bien sûr) et « serrer les dents », est-ce
vraiment la meilleure solution ? Je ne le crois pas.
Je pense au
contraire que la perspective d'une grave crise du capitalisme doit
nous pousser à dégager de nouvelles marges de manoeuvre
et à engager, très vite, des réformes radicales.
Vu l'ampleur des déséquilibres, une réponse
nationale est évidemment insuffisante. Il faut, sans tarder,
agir au niveau européen. Agir dans quatre domaines au
moins.
1/ L'Europe doit demander à ses partenaires que
l'on convoque très vite un nouveau « Bretton Woods »,
sur le modèle de la grande négociation qui permit de
définir, en 1944, les règles du jeu qui ont assuré
quelque trente années de stabilité financière.
Qu'est-ce qui nous empêche de réfléchir et d'agir
avant qu'il ne soit trop tard ?
2/ L'Europe doit agir aussi
pour limiter les risques d'un krach monétaire. Un navire qui
est pris dans une tempête risque beaucoup moins de couler si
toutes les marchandises qu'il transporte sont solidement arrimées.
De même, un système financier dans lequel circulent
chaque jour quelque 3 000 milliards de dollars (source BRI) aurait
grand intérêt à ne pas les laisser en vrac si le
risque de récession se confirme. Nous sommes nombreux à
plaider, depuis des années, pour la création d'une taxe
Tobin améliorée. Ceux qui achètent et revendent
des devises dans la journée (donc dans un but manifestement
spéculatif) seraient plus fortement taxés que ceux qui
les gardent plusieurs semaines. Cette taxe permettrait de calmer le
jeu sur les monnaies.
3/ Pour donner à l'Europe et à
chacun des États membres des nouveaux moyens d'agir, il faut
très vite créer un impôt européen sur les
bénéfices. Jamais, dans tous nos pays, les bénéfices
n'ont été aussi importants, mais jamais on n'a aussi
peu taxé les bénéfices. Depuis vingt ans, pour
attirer les entreprises, tous les pays d'Europe sont engagés
dans une course au moins-disant fiscal qui nous mène dans le
mur. Le taux moyen d'impôt sur les bénéfices
n'est plus que de 25 % en Europe contre 40 % aux États-Unis...
15 points de différence ! Aucun pays ne peut, seul, augmenter
de 15 points son impôt sur les bénéfices, mais
rien ne nous interdit de créer un impôt européen
sur les bénéfices.
Impôt sur les bénéfices,
écotaxe ou taxe Tobin améliorée... Si le budget
européen était financé par des ressources
propres, la France pourrait garder les 18 milliards d'euros qu'elle
met chaque année dans le pot européen. Ces 18 milliards
donneraient au gouvernement français quelques marges de
manoeuvre nouvelles, fort utiles en cas de crise.
4/ L'Europe
doit agir pour pousser la Chine à changer de modèle de
croissance, sortir de sa dépendance aux exportations et
renforcer sa cohésion sociale. Depuis deux ans, le président
Hu Jintao affirme régulièrement qu'il veut augmenter
les salaires et créer une Sécurité sociale.
Hélas, pour le moment, ces discours restent lettre morte, et
c'est le dumping qui continue, ce qui contribue à fragiliser
terriblement la situation sociale en Chine. Si une récession
éclate en Amérique et que l'Europe adopte une politique
bêtement protectionniste, le risque est grand de voir renaître
en Asie la barbarie que nous avons connue en Europe dans les années
1940. C'est en puisant dans son
histoire que l'Europe doit engager
un vrai dialogue avec la Chine et négocier des montants
compensatoires sociaux, écologiques et monétaires, pour
l'inciter et l'aider à construire rapidement un modèle
de croissance plus durable.
Nul ne sait quand la crise va
éclater. La récession peut venir demain comme dans six
mois ou dans six ans. Plutôt que d'attendre que la récession
n'éclate et ne pousse chaque État membre à se
replier sur ses intérêts nationaux, plutôt que de
« serrer les dents », la gauche doit expliquer au plus
grand nombre les dangers du système libéral (le système
vers lequel Nicolas Sarkozy veut mener notre pays) et agir avec force
pour provoquer un sursaut européen autour d'objectifs urgents
et concrets. P. L.
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