Revue de presse - Savoie

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Noam Chomsky - Une vision critique des USA par un américain

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Linguiste de réputation mondiale, Noam Chomsky est l'un des plus violents adversaires de George Bush et de la politique étrangère des Etats-Unis, qu'il qualifie toujours d'Etat terroriste. Entretien avec l'un des polémistes les plus controversés de la planète.

Propos recueillis à Boston par Hélène Vissière

La première surprise, c'est le bâtiment. Le tout nouveau Stata Center, au Massachusetts Institute of Technology, près de Boston, est l'oeuvre de l'architecte Frank Gehry. Rien à voir avec les austères édifices en brique du campus voisin de Harvard. Le building de Gehry a tout du dessin d'enfant avec des murs de guingois, un donjon canari... Un pied de nez, peut-être, aux occupants de ce sanctuaire de la rigueur scientifique.

La linguistique occupe le huitième étage. Difficile de rater le bureau de Noam Chomsky, au bout d'un long couloir. Une étagère près de la porte rassemble ses oeuvres traduites en toutes les langues. Salué comme « l'un des esprits les plus subtils du XXe siècle » par le New Yorker, on appréhende un peu la rencontre et on craint un jargon hermétique après s'être noyé dans la lecture de ses ouvrages universitaires.

Noam Chomsky, fils d'un spécialiste de l'hébreu qui a fui la Russie en 1913 pour éviter la conscription, a fait toute sa carrière au MIT. Dans les années 60, il révolutionne la linguistique avec la grammaire générative, qui postule que les structures du langage sont innées. C'est un système biologique comme le système immunitaire, propre aux humains. Toutes les langues partagent des structures communes sous-jacentes, une sorte de grammaire universelle, que l'enfant possède dès la naissance. Les idées de Chomsky bousculent les théories, jusque-là dominantes, des béhavioristes, pour qui le langage s'acquiert par l'expérience.

Mais le linguiste a été un peu éclipsé par le militant politique. Sa conscience politique et son sens de la responsabilité morale émergent très tôt. Peut-être parce que, petit juif dans un quartier catholique pronazi jusqu'à Pearl Harbor, il est marqué par la peur et la destruction qui secouent l'Europe. A 10 ans, il lit les journaux et écrit son premier article sur la montée du fascisme en Europe pour le canard de l'école expérimentale qu'il fréquente.

Dans les années 60, très engagé dans le militantisme anti-guerre au Vietnam, il devient le chef de file du gauchisme américain. Depuis, il tire à boulets rouges sur la politique étrangère des Etats-Unis, qu'il juge criminelle. Chomsky, c'est la mauvaise conscience de l'Amérique. Des Etats-Unis qualifiés de « principal Etat terroriste » à son célèbre « Si les lois de Nuremberg étaient appliquées, tous les présidents américains de l'après-guerre auraient été pendus », en passant par les attentats du World Trade Center, qui puiseraient leur origine dans « la fureur et le désespoir » provoqués par la politique états-unienne, Chomsky s'est fait une spécialité de la formule subversive. Ce qui lui vaut des haines féroces. On lui reproche une vision manichéenne, négative du monde, qui fait de l'Amérique « le Grand Satan ».

On est donc étonné de découvrir un monsieur affable, qui s'exprime d'une voix feutrée. Bono, la rock star, l'a surnommé « l'Elvis du monde universitaire ». Mais avec son pull en laine et ses lunettes, il a plutôt un petit air Woodstock. A 77 ans, Chomsky est retraité mais déploie une activité frénétique. Livres, articles, interviews, conférences : on s'arrache l'écrivain iconoclaste. C'est la conséquence du 11 Septembre, estime-t-il. « L'Amérique est une société insulaire. Les attentats ont ouvert l'esprit des gens. Ils se sont mis à réfléchir sur leur monde, leur société. » Du coup, Chomsky est redevenu à la mode. La preuve ? Son recueil d'interviews « 9-11 » s'est vendu à des centaines de milliers d'exemplaires.

Et pourtant il ne se gêne pas pour prendre l'Amérique à rebrousse-poil. « Ce qui est surprenant, dit-il à propos du World Trade Center, ce n'est pas l'événement - il y a plein d'atrocités dans le monde -, mais la direction vers laquelle les armes étaient pointées. D'habitude, ce sont l'Europe et les Etats-Unis qui détruisent les autres. Imaginez qu'Al-Qaeda ait réussi à bombarder la Maison-Blanche, tué le président, installé un dictateur militaire, assassiné 50 000 à 100 000 personnes - si on ajuste les chiffres à la population américaine -, en ait torturé 700 000 autres, ait établi un centre terroriste international... Cela aurait été bien pire que le 11 Septembre. Eh bien, cela s'est produit réellement au Chili le 11 septembre 1973 [coup d'Etat de Pinochet]. L'Amérique et la Grande-Bretagne ont donné leur appui. Mais on n'en parle pas parce que c'étaient nous, les agresseurs. »

Dans l'atmosphère ultrapatriotique d'après le 11 Septembre, de telles positions lui ont valu des attaques au vitriol. Même à gauche. On l'a accusé de chercher des excuses aux terroristes, d'être « l'ayatollah de la haine antiaméricaine »... Mais il a la carapace dure. « Les Américains étaient prêts à entendre ce que j'ai dit. L'attaque est venue des intellectuels, dont la nature est d'être foncièrement malhonnêtes, car ce sont des relais du pouvoir. » Propos plutôt drôles dans la bouche de « l'intellectuel vivant le plus important dans le monde », si l'on en croit les magazines Prospect et Foreign Policy. Il a une dent contre l'intelligentsia française. Sans doute depuis l'affaire Faurisson. A la fin des années 70, on lui demande de signer une pétition de soutien à Robert Faurisson, qui mettait en question l'existence des chambres à gaz. Chomsky, au nom de la liberté d'expression, accepte. Il écrit un essai qui dénonce toute censure et défend Faurisson même s'il ne partage pas ses vues. Il est taxé en France de révisionnisme et d'antisémitisme.

« L'Amérique n'avait jamais été attaquée sur son sol, mais dans la culture populaire, films, BD, il y a toujours eu la peur de la destruction imminente, analyse-t-il. Un super-héros, une invention incroyable nous sauve à la dernière minute d'un ennemi qui est toujours quelqu'un qu'on botte à la gueule, Indien, Noir, Chinois... Le 11 septembre a touché cette corde. Les Américains, y compris moi, ont eu peur. La peur pousse les gens à se blottir sous le parapluie du pouvoir. Dès la première interview après les attentats, j'ai prédit que tous les pouvoirs allaient en profiter pour durcir la répression. La Russie contre les Tchétchènes, la Chine contre les Ouïgours, tous se sont dotés de lois antiterroristes qui n'étaient parfois qu'un prétexte pour mater l'insubordination intérieure. Aux Etats-Unis, le gouvernement a pu faire passer le Patriot Act. »

On le sent bouillir à la seule mention de George Bush. « Il se situe tellement à l'extrême de l'échiquier politique qu'il est condamné par l'opinion dominante dans des termes que je n'ai jamais vus. On lit dans des journaux respectables que son militarisme agressif conduit le monde à l'apocalypse. » « A juste titre », observe-t-il. C'est « l'administration la plus dangereuse de l'histoire américaine ». Deux menaces majeures pèsent sur le monde. « La première, c'est la guerre nucléaire. L'administration sait que sa politique augmente les risques de conflit nucléaire. En accroissant ses capacités militaires, elle pousse les autres pays à réagir. Les plus faibles par le terrorisme, les autres en se dotant de l'arme nucléaire, et la Chine ou la Russie en augmentant leur arsenal.Ces systèmes de défense sont mis en alerte automatique sur ordinateur. On est à la merci de l'accident qui entraînerait la destruction de l'humanité. » L'autre grande menace, c'est la catastrophe écologique. Là encore, affirme-t-il, l'administration s'en moque. Cela n'arrivera pas avant des générations.

Même la guerre contre le terrorisme apparaît comme une totale hypocrisie. « C'est le cadet des soucis de l'administration. En envahissant l'Irak, ils avaient prévu l'accroissement probable du terrorisme. Ils n'en ont eu cure. Leur priorité majeure était de mettre la main sur le pétrole du Proche-Orient. Pas parce qu'ils en ont besoin. Mais, comme le dit Zbigniew Brzezinski, pour avoir "un moyen de pression crucial" sur leurs rivaux européens et asiatiques. Cela a eu pour effet de nous faire détester partout et de dissuader les étudiants étrangers, les chercheurs de venir aux Etats-Unis, car ils redoutent les tracasseries qu'ils vont devoir subir. On le voit ici, au MIT. C'est très inquiétant pour la communauté scientifique, qui a pris l'habitude de miser sur cette fuite des cerveaux. »

L'administration Bush ne trouve pas plus grâce à ses yeux sur le plan intérieur. « Regardez le budget proposé : hausse des dépenses militaires, baisse des dépenses sociales et réduction des impôts pour les plus aisés. La priorité, c'est d'accroître leur domination sur le monde et de remplir les poches de leurs riches amis. Le contraire de ce que souhaite l'opinion publique. » Mais elle ne proteste pas ? La faute au « déficit démocratique », explique-t-il. « Les gens ne descendent pas dans la rue parce qu'ils n'ont pas le temps, qu'ils croulent sous les dettes, les partis n'existent plus, les syndicats sont attaqués... En même temps, beaucoup s'impliquent dans des formes de militantisme très éparpillées comme le mouvement de Global Justice, les forums sociaux... »

Pourquoi donc reste-t-il aux Etats-Unis ? « C'est mon pays, on y jouit d'une liberté exceptionnelle et il y a beaucoup de créativité. Et puis ce qui se fait ici a sur le monde un impact inégalé. » Malgré son côté Cassandre, il garde un optimisme inébranlable. « Ñous bénéficions de grands privilèges et d'une liberté remarquable. Ce patrimoine a été conquis de haute lutte [...]. Nous pouvons le négliger et plonger dans le pessimisme. Nous pouvons l'utiliser pour créer - ou recréer - les bases d'une culture démocratique efficace grâce à laquelle le public jouerait un rôle dans les choix politiques », déclarait-il à Toronto, dans une conférence.




21/07/2006
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